LE CHIEN
Un soir d’hiver,
la veille de Noël, un homme entra dans une boucherie à Aubervilliers. A
Aubervilliers, Saint-Ouen, Asnières ou ailleurs, le lieu n’a pas d’importance.
Avant de franchir le seuil, il attacha son chien, un golden-retriever, au pied
de la rôtissoire. Le poulet tournait, dégageant une odeur sensible à plusieurs
mètres. Le jus coulait et la langue du chien pendait.
- Mon Dieu !
pensa l’animal. Toutes les histoires passées, présentes et à venir se réduisent
à une pièce à deux types de personnages, ceux qui mangent la viande et ceux qui
la reniflent. Je me demande où va le monde. J’espère au moins que le patron ne
va pas tarder.
Le type
ressortit enfin avec un gros panier. Il détacha le chien et s’éloigna.
- Je suis sûr
que ce sera comme d’habitude, reprit le chien, poursuivant le cours de ses
pensées… Il mangera la chair tendre et me jettera les os, pour accompagner ces
inénarrables boules puantes nommées croquettes, sous prétexte que j’en raffole.
Quand il me voit insister sur un os, il croit que je fais durer le plaisir.
J’ai tant de fois essayé de lui faire comprendre que c’est faux mais je n’ai
pas trouvé les mots qui font mouche. Là, il y a légitimité de mordre. Mais la
diplomatie est préférable, je l’amènerai petit à petit à entendre raison.
J’avoue toutefois que c’est difficile parce qu’il n’écoute pas ! Il prétend que
je répète toujours la même expression et qu’il n’y a aucune variété dans mes
propos. Il appelle ça aboiement. Tu parles d’un sens de discernement ! Mais,
faut pas perdre espoir, il finira bien par accéder à la richesse de mon
langage.
Il se peut
aussi qu’il fasse la sourde oreille, l’enfoiré ! Mais, c’est quand même le
patron. Ce n’est pas bon de taper sur son patron…
D’ailleurs, pas
plus loin qu’hier, je l’ai entendu dire : « Le seul défi qui vaille pour un
être humain est de ne pas se comporter comme un chien méchant ! ». Autrement
dit, ne pas restituer la violence qu’on a subie est un challenge ! Si, lui, il
arrive à penser comme ça, que dire de moi !
Quelquefois, il
exagère. Ainsi, en me donnant le nonos, il se vantera auprès de ses congénères
qu’il traite bien son chien … Ensuite, il va me caresser la fourrure en disant
« il est gentil, le chienchien ! » … Vraiment, je n’aime pas la mauvaise foi…
Je crois que je vais le mordre un peu… Là, il y a nécessité de mordre. Qu’en
dis-tu compère ? On le mord ? Juste un petit coup… Meu non… Je suis un vrai
chien moi ! Avec des principes… je ne suis pas un chien de fusil ou un chien de
faïence… Il ne sera jamais dit que j’ai failli au principe de la fidélité.
D’autre part, on est foutu de m’accuser de rage quand je n’aime pas la noyade !
En tout cas, il
ne faut rien tenter aujourd’hui. Mon horoscope n’y est pas favorable. Il y est
dit : la conjoncture vous invite à composer pour ne pas vous attirer des
ennuis. En fait, mon horoscope dit toujours la même chose mot pour mot ! Chaque
jour, la conjoncture invite à composer… perpétuellement. Je ne le manque jamais,
dans l’espoir qu’un jour il dise autre chose !
Et puis, ce qui
m’horripile le plus, ce sont les paroles insipides. J’en entends tout le temps…
« Comme il caille, ce matin… »… C’est normal, n’est-ce pas la saison… Ou alors
: « Tiens, la fenêtre de chez Fernando est ouverte. Pourtant, il n’est plus là
»… Une autre voix insipide de répondre : « C’est le vent qui l’a ouverte.
Fernando est maintenant à la Courneuve ! ». Cette voix de crécelle est de
Pascale. Je l’ai reconnue à l’odeur de son caniche. Cette lavette me provoque
toujours à la bagarre. Il jappe et s’agite comme un possédé. Il ose parce qu’il
sait que je ne m’en prends pas aux lavettes ! Voyez-vous tout ce que je peux
endurer toute la sainte journée !
Parfois, il
joue à l’intello ! Là je parle du patron. Il essaie de trouver des jeux de mots
à partir du mot « lunule ». S’il m’avait écouté attentivement, il aurait
encaissé la formule désespérante en l’espèce… Mon horizon étriqué par la force
des choses ne me permet pas d’en voir de meilleure : dans un système cosmique à
deux sphères, quand l’une est lune, l’autre est nulle !
La journée se
termine. Demain est un autre jour.
Demain, le
patron croyant avoir fait grand bien avec son os, il escomptera de la
reconnaissance…. Alors dira-t-il… on la lève la papatte ? On la ramène la
baballe ? Là aussi, il croit que ça me fait plaisir. Et il la jettera aussi
loin qu’il pourra pour être sûr de me fatiguer… Là, il y obligation de mordre.
De la retenue
mon vieux ! La sagesse la plus élémentaire commande de ne pas banaliser les
options de dernier recours. Et puis, ce n’est pas mon tour de parole. Le jour
où ce sera le cas, je le sentirai par instinct. En outre, signe qui ne trompe
pas, mon zodiaque fera entendre un autre son de cloche.
Ainsi va la vie
de chien… de prise de conscience en prise de conscience, de lâcher prise en
lâcher prise… jusqu’au grand lâcher de chiens.
« Finalement, y
a pas mieux loti sur terre que le chien errant… sans feu ni lieu mais sans foi
ni loi… pardon, là je parle chien. Je traduis donc : il est à la rue mais il
n’a ni dieu ni maître !
Lak BENA
Le 23 aout 2014