De
longues semaines passeront avant que les grandes marées ne reviennent mais ils
sont déjà des centaines à attendre que le fleuve baisse un peu de niveau.
Alors, oui, telles les légions de César, on pourra les voir, cassés en deux, se
dirigeant vers l’embouchure, en train de racler la vase entre les rochers avec
de drôles de petits râteaux grillagés. Les plus chanceux ramasseront un kilo,
trois livres au mieux. La palourde se fait rare, rare et petite, et polluée
disent certains, de toutes façons, interdite à la vente. Mais elle se vend, aux
terrasses des bars chics, le long des quais. Deux euros le kilo. Une misère.
Une aumône. Et ils sont trop nombreux, les chanceux des chanceux, à tenter de
placer leur récolte, après avoir réussi à déjouer la police maritime.
L’administration municipale laisse faire à la demande des propriétaires de
bars. En ces temps délicats, il faut attirer le touriste.
Ces
jours-ci, ils sont des centaines sans travail, à rechercher quelques heures
de manutention dans les chais, une barque à nettoyer... Les vignes sont
saturées de journaliers qui triment pour quelques repas et l’embauche tourne en
cercle fermé.
Caetano
a posé sa veste de toile foncée sur une borne. Lentement il a roulé les manches
de sa chemise à carreaux puis réajusté son chapeau. Il est presque dix huit
heures, mais le soleil est encore haut et le fleuve ressemble à du plomb
liquide.
Il
s’en est approché discrètement en louvoyant entre des bâtiments dont la construction
est stoppée, évitant les buissons d’épineux et de lauriers-roses. Il connaît
chaque tas de parpaings couverts de fleurs d’onagre, la moindre chaîne ou
ferraille qui traine au sol.
Le
quai en face est noir de monde. Du pont tout proche, ça saute à tout va. Vingt
mètres de haut. Des touristes, beaucoup de Japonais, les appareils à bout de
bras, pour être au plus près de l’inconscience.
Son
fils plongeait, il y a deux ans encore,
et une fois la casquette vidée et le partage fait, il allait boire une
bière hors de prix sur le port, suivi par des filles superbes , toujours
assoiffées . Aujourd’hui, dans son fauteuil roulant, entre deux
assoupissements, il fait des siestes sans limites.
Le pont Luis à Porto
Depuis
le drame, sa femme cultive le silence et la lenteur. Avachie dans le vieux
canapé râpé, sa vie part en fumée, leurs dernières économies aussi. La maison
basse, coincée entre deux entrepôts ne voit jamais le soleil. Un ouvrier du
chais voisin lui fait glisser un casier chaque semaine, par une lucarne, le
long du mur... Du blanc légèrement ambré. Du haut de gamme, le meilleur, qui ne
partira pas en Angleterre...Caetano désapprouve. Mais bon, ces dernières
années, les Anglais ont tellement investi dans le vin... La preuve que l’argent
circule encore, à portée de main, inaccessible.
Caetano
évite de penser à toutes ces dérives. Il a assez à faire avec les toilettes de
son fils, la lessive, les repas, même si ces derniers sont réduits à la portion
congrue. Dieu est chiche. La morue et les tripes sont désormais des offrandes
improbables, bien gardées dans le tabernacle des souvenirs.
Comme
ses doigts tremblent un peu, il ouvre avec précautions la vieille boîte de
tabac à priser, dans laquelle il a déposé quelques appâts. Rien de plus que des
boulettes de pain, mais encore faut-il qu’elles ne soient pas trop sèches et
surtout pas trop molles.
Les
eaux sont passées du gris irisé à un vert très sombre, avec des remous de fond
presque noirs, signe que la marée remonte en aval. C’est maintenant que les
dorades peuvent arriver, si elles en ont envie.
Sur
le fleuve glissent quelques embarcations, chargées de foudres en chêne pleins
de vin. Certaines de ces barques historiques ont été aménagées pour promener
des palanquées de touristes. Les propriétaires de ces bateaux font de l’or. A
chaque passage, Caetano baisse la tête, se sentant mal à l’aise avec les
téléobjectifs.
Dans
les moments de répits, il lance sa ligne, recroquevillé, inexistant, à cause de
la police maritime.
Le plus souvent il ne se passe rien. Par
périodes, et ses compagnons le confirment, d’improbables poissons fuselés, très
laids, la gueule plate et tordue,
mordent
comme des fous. Poissons sans nom, poissons aux mille insultes, remplis d’arêtes.
Poissons
trisomiques. Caetano l’a lu. Quand il a expliqué cela aux autres, ils se sont
tapés sur les cuisses à s’en aplatir le velours du pantalon. Dans un premier
temps il a ri avec eux par habitude mais ces pauvres garçons ne sont que des
marionnettes de quartier. Que savent-ils au juste de la mainmise des nantis, ceux
qui tirent les fils de leurs tristes journées ?
Lui,
Caetano, fils de Mario, ouvrier carreleur, rappelle avec solennité, que le
vingt cinq avril, il y a quarante ans maintenant, au marché aux fleurs de la
capitale, dans la foule déboussolée, il a mis un œillet au canon de son fusil,
ce que tous, dans son régiment, n’ont pas fait... Aussitôt, sur les bancs qui
dominent le fleuve, les rires et les quolibets s’arrêtent d’un coup.
En
cette fin d’après-midi, il est seul à pêcher à cet endroit au pied du pont d’où
certains gamins continuent à se jeter quand il y a foule. Quand les flots
s’assombrissent dans des vapeurs diffuses, trois dorades sont dans son sac,
plutôt des belles pièces.
En
face la ville a commencé son festival de lumière. Il va être tard pour écouler
le poisson et Caetano n’a nulle envie de rentrer, tant de mauvais constats
l’ont assailli au long de la journée. Il décide de quitter la rive gauche en
empruntant le pont à double tablier. Les voitures roulent rapidement,
scintillantes et silencieuses. Au dessous, comme une flèche, une rame de
wagons. Encore plus bas, la surface de l’eau semble inerte comme ces terres
anéanties par les étés intraitables.
Il
prolonge cette traversée en prenant son temps, conscient du privilège d’être un
élément de cette géométrie divine, entre ciel et eau, entre deux terres. Il
sait que très vite, il aura honte de son sac humide, jeté sur l’épaule.
Alors
il allongera le pas au milieu des flâneurs, au ras des terrasses bondées, entre
les femmes qui proposent de petits objets fabriqués à la maison…
Il
emprunte des ruelles étroites, pleines de vie et de charme malgré les maisons
délaissées et les bazars, grilles baissées. A vendre. A vendre...
Des
enfants jouent autour d’une fontaine, sous les ruines d’un porche fleuri. Du
linge bariolé bat mollement en travers des rues ou au ras des façades colorées,
les voisins s’apostrophent d’un balcon à l’autre. Des chiens jaunes éventrent
les sacs poubelles. Ici on a volé les ampoules censées mettre en valeur les
mosaïques bleues sur le mur d’une église. Tous les projecteurs sont hors
d’usage. Caetano comprend qu’on a arraché certains de ces carrelages de valeur
et ça le révulse.
Il
monte des marches de pierre sous une pluie de glycine, pousse le lourd battant
d’un immeuble abandonné qui a échappé pour quelques semaines sans doute, au recensement des services
municipaux.
Caetano
connaît l’endroit. Il y vient parfois, les soirs de vague à l’âme, quand il ne
fait plus le tri dans ses regrets et que ses compagnons de lutte lui semblent
si loin.
En
haut de l’escalier en marbre, une petite coursive couverte d’une verrière
en très mauvais état, mène à la terrasse
entourée de balustres travaillés à l’ancienne. D’ici on voit une grande partie
de la ville, les toits du quartier populaire, soudain cramoisis par des
braséros sur les terrasses ou au coin des ruelles, un bout de muraille sombre,
les églises bleues, le reflet des restaurants sur l’eau du port. Le fleuve
tranquille, s’en va vers l’océan, haché par la lueur abusive des lampadaires.
Cette avenue sans fin n’a pas plus de charme la nuit que le jour. Des effluves
de poussière et de friture montent vers les hauteurs.
« Oh
excusez-moi ! Pardon ! Désolée...Je ne pensais pas qu’il y aurait
quelqu’un...Vous savez, l’immeuble n’est plus habité. Plusieurs familles sont
parties en Angola où on leur a donné du travail et d’autres on ne sait
où ... »
Caetano,
bien que surpris, se retourne lentement, tout en repoussant du pied son sac de
toile, bien heureux de n’avoir pas encore étalé les cartons qui lui servent
parfois de matelas.
Il
se retrouve un peu gêné face à cette dame volubile qui porte une boîte en fer
blanc dans chaque main. Il se tient raide, les bras le long du corps, comme
jadis au régiment.
« Je
fais des boutures » dit-elle. « Des boutures d’œillets. Vous savez,
c’est la fin de l’été maintenant, c’est la bonne période pour reproduire les
plantes vivaces. J’ai une attirance particulière pour les œillets, alors je les
multiplie... »
Caetano
sourit, un peu abasourdi. Cette femme qui dispose ses pots le long du mur, a
beaucoup de prestance, avec son petit chignon serré dans une résille. Dans les
bas noirs à peine devinés sous la robe foncée qui s’est relevée légèrement
quand elle s’est baissée, la jambe est encore bien galbée. Le col de dentelle,
petite arabesque blanche, danse dans la pénombre.
« Les
œillets rouges surtout...c’est ceux que je préfère » reprend-elle.
Elle
pourrait être intimidée par cet homme, imposant et silencieux, mais non, elle
parle, elle parle...En s’approchant de la rambarde elle
poursuit : « Mais je ne me suis pas présentée, pardonnez-moi.
Albina, je m’appelle Albina. Et vous même ? »
-
Caetano. Oui, Caetano Je viens parfois ici pour le coup d’œil et... ».
Elle
se penche sur la balustrade et le coupe en indiquant de l’index.
« Regardez,
ma maison est juste en dessous. Vous voyez, le toit, là, c’est chez moi. Je
n’ai pas de terrasse et les plates bandes avec les plantes, c’est mon petit
coin de paradis, mais c’est minuscule. Bien sûr au printemps c’est bien plus
fleuri.
-- Faites
attention à vous. Ne vous penchez pas trop »
Elle
rit et Caetano constate que son visage à peine fripé est très beau, avec de
petites inflexions très gracieuses de la tête.
« Attendez,
dit-elle, je reviens...Je reviens » Elle s’éclipse, soudaine, légère.
Caetano
tire sur le pan de sa chemise, aplatit son col, déboutonne et reboutonne sa
veste, passe sa main dans ses cheveux gris, repousse du pied les poissons à
plusieurs mètres. Il maudit sa barbe de trois jours. Son chapeau posé sur la
rambarde glisse soudain vers un toit en contrebas. Il ne peut que constater le
lent tournoiement, sans autre sentiment particulier.
Parfois
dans les relâchements de ce fouillis d’habitations en cascades, on aperçoit des
segments brillants du fleuve et on devine l’océan. Quelque part, un bébé
pleure, une télévision donne en vrac, des nouvelles du monde. Gaetano est
cotonneux. Est-il vraiment de ce monde ? Cette question lui
parait stupide quand il voit réapparaître Albina. Cette femme est une virtuose,
pense-t-il. D’une main, elle tient deux tabourets minuscules, de l’autre un
petit plateau avec deux gâteaux à la crème.
« Mais
asseyez-vous, intime-t-elle, et dîtes-moi comment vous les
trouvez ...C’est la vraie recette que je tiens de ma mère et ma mère la
tenait sans doute de ma grand-mère ».
Elle
se redresse, en soupirant : « Ainsi vont les choses. Aujourd’hui
on est bien content de faire ses pâtisseries soi-même...et fière,
ajoute-t-elle ».
Caetano,
malgré son embarras, sent que son tour de parole est arrivé. « Vous
pouvez, dit-il, ils sont excellents ».
Alors
la conversation prospère, d’abord lentement, par sa faute, puis après quelques
banalités de sa part, ils se mettent à échanger comme s’ils se connaissaient
depuis toujours.
Elle
lui raconte la faïencerie où elle a travaillé de dures années, dés l’âge de
treize ans, avant de tout quitter. Elle a peint de sa main certains carreaux
qui enluminent la gare fluviale. Elle a appris à des handicapés à décorer avec
la bouche.
Caetano
se déclare maître carreleur.
« Alors
vous avez peut-être posé des faïences que j’ai peintes ? »
-
Sans doute, oui, c’est possible » hésite-t-il.
-
Vous vous rendez compte, dit–elle, en exultant. C’est fascinant
le hasard, n’est-ce pas ? »
Pour
éviter de s’enliser un peu plus, il s’approprie au millimètre les performances
professionnelles de son père, dont le souvenir, finalement, lui est plutôt
flou.
Elle
a bien sûr subi la dictature et ils partagent bien des points de vue à propos
de cette sale période. Puis ils commentent les retraites qui baissent, pour
ceux qui en ont une, la mise en place de taxes de toutes sortes, le coût
infernal des denrées alimentaires, l’arrogance des banques et des
fonctionnaires, le bloc des gauches qui ne s’en sort pas et continue à se
fissurer.
Caetano
est prêt à lui donner les dorades, mais il se ravise, pris à l’hameçon de ses
contre-vérités. Elle rompt le charme sans prévenir. D’un bond elle est debout.
«
Nous n’avons pas vu passer le temps. Il est tard et il fait frais maintenant.
Je vous ai retenu et on doit vous attendre ».
Il
se lève lentement, replonge dans sa fixité fragile, mesurant cet instant comme
s’il était en équilibre sur l’un de ces nuages rougeoyants.
« Si
vous passez par ici, venez me rendre visite, je vous ferai du riz au lait. Je
suis toujours là. Les plantes, les chats et les canaris, vous comprenez ...
j’ai beaucoup apprécié notre conversation. Rentrez vite, vous allez prendre
froid ! »
Elle se dirige à petits pas décidés vers la
véranda.
« Prenez
soin de vous. Que Dieu vous accompagne » marmonne –t-il. Sans se retourner
elle agite lentement sa main pliée, comme une auréole au dessus de sa tête,
soit un acquiescement, soit l’expression d’un doute sérieux quant à la
vigilance divine. Caetano perçoit la contradiction sans vraiment y réfléchir,
lui même sous l’emprise d’émotions contraires.
Toutes
les diapositives de ce moment béni se chevauchent. Son père, la crème des gâteaux, son
chapeau, le bleu magique de la faïence, les œillets, les pauvres qui dorment
sur les quais au bord de l’eau.
Et le cou d’Albina, ce cou très fin dans son
écrin de dentelle. Et lui, maintenant, seul sur cette terrasse, soudain empli
d’un flux puissant, comme la marée qui s’impose.
Il faudra arroser ces œillets. Ce serait bien qu’ils reprennent.
Alors, fouillant l’obscurité pour retrouver son sac, comme ces athlètes tournoyants qu’on voit sur le petit écran expulser au plus loin un engin bizarre, par trois fois, de toutes ses forces, il lance chaque dorade vers le fleuve, surpris de les voir monter vers le ciel étoilé.
Au
bas de la ville apaisée, le Douro dessine d’un trait d’or le destin de chacun.
Jean-Paul Gremillet