Messieurs,
Si je monte à la tribune aujourd’hui,
c’est pour lancer un cri. Un cri d’indignation, un cri de colère et surtout un
cri d’alerte ! Car il y a péril, messieurs ! Notre nation est au bord
du gouffre et nous en sommes responsables. Pire, nous sommes coupables. Notre
faute se change même en crime. Je ne jouerai pourtant pas le rôle du procureur
mais celui de l’avocat. Car ceux dont je défendrai la cause sont abandonnés.
Ils sont même montrés du doigt, enchaînés, dépouillés de tout et surtout de leur
dignité. Ces hommes, ces femmes et ces enfants, ce sont les misérables.
Oui, dans notre siècle de
progrès, d’industrie et d’essor, il existe des traîne-misère, des malheureux
qui croupissent dans des taudis ou dans la rue, qui n’ont pas un quignon de pain
pour apaiser leur faim. Et que faisons-nous pour eux ? Les aidons-nous ? Les
défendons-nous ? Non, messieurs, nous les accablons !
Avant de parvenir jusqu’à cette
auguste assemblée, j’ai cheminé dans la rue de Tournon et j’ai assisté à un
affreux spectacle. Un homme, encore jeune,
le teint hâve, déguenillé, les pieds en sang, était encadré par deux
gendarmes. Quel délit avait-il commis ? Avait-il dépouillé la veuve et
l’orphelin ? Avait-il commis un crime ? Avait-il manqué de respect à
la jolie duchesse à chapeau rose dont la berline était arrêtée en face de la
caserne ? Non, messieurs ! Il avait sous le bras l’objet de son
délit. Alors, quoi ? Etait-ce une arme ? Un portefeuille ? Un
bijou ? Point de tout cela : c’était un pain ! Oui, messieurs,
un de ces pains noirs, grossiers, mal cuits que les bons bourgeois dédaignent.
Et il l’avait dérobé ! Ou plutôt la misère avait dicté son geste. Car le
peuple a faim, messieurs, le peuple se meurt et la nation n’en a cure ! Au
lieu de secourir le pauvre, elle l’emprisonne, elle l’envoie aux galères, elle
l’humilie.
Mais viendra le jour où le pauvre
relèvera la tête, se révoltera et ce jour-là, messieurs, la France
tremblera ! Cet homme traité comme un criminel osera croiser le regard de
la duchesse engoncée dans ses dentelles et ses fourrures, se redressera sous
l’injure du bourgeois et du patron et se souviendra que ses pères ont fait la
Révolution !
Alors, messieurs, il faut agir
avant que la France ne se déchire encore. Il faut appliquer dans les lois les
droits de l’homme et pratiquer une vertu oubliée : la charité. Mais la
charité n’est pas l’aumône. Elle est la justice, l’équité pour tous. Il est
urgent de créer une vraie assistance publique, de répartir les richesses,
d’instruire et de loger décemment le peuple. Il vous le rendra au centuple et
vous donnera une France prospère, juste et fraternelle. Votre première tâche
sera de réformer la justice, de rendre les peines proportionnées aux délits. Un
misérable voleur de pain n’a pas sa place au bagne ! Donnez-lui du
travail, instruisez-le, logez-le et il deviendra un bon père de famille, un bon
citoyen.
Voyez-vous, messieurs, ce soir,
en rentrant chez moi, je ne pourrai pas dîner en paix. J’aurai devant les yeux
ce malheureux que l’on va enchaîner. Et vous, pourrez-vous dîner
tranquillement ?
Céline Roumégoux