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mercredi 3 octobre 2018

Un été de plume, nouvelle de Jean-Paul Gremillet


Un été de plume




                                      La poubelle rendait l’âme et cette âme montait au ciel sous la forme d’une pyramide de bouteilles et de boîtes de conserves vides. Le bocal de la cafetière électrique restée allumée plusieurs jours s’était fissuré. Une coulée du plus bel effet s’était lovée, d’abord sur la céramique, puis entre les portes blanches du placard, sous l’évier.
Martin regardait avec résignation ce drôle d’orvet noirâtre en train de se dessécher. Des torchons  souillés trainaient sur la table. Des assiettes marinaient dans l’eau grasse.
Quarante huit heures seulement que sa femme et les enfants étaient partis en Andalousie et déjà la cuisine prenait des allures d’auberge de jeunesse...
Il s’imposa une critique rapide mais sans complaisance. Pilar dénonçait souvent son manque de rigueur domestique et sans doute ses griefs étaient-ils fondés. Il aurait du se reprendre, faire des efforts, mais il n’en ressentait pas vraiment le besoin.
Il réduisit la flamme sous la casserole et remua avec douceur les haricots à la tomate pour éviter qu’ils ne caramélisent sur le fond. De sa main gauche restée libre, il tâtonna dans le tiroir pour récupérer le tire-bouchon, puis se baissa pour attraper la bouteille de Beaujolais qu’il coinça entre ses cuisses.
C’est à cet instant que les carreaux de la fenêtre entrebâillée volèrent en éclat dans un bruit de canonnade. Coup au cœur et sursaut en recul, Martin resta figé quelques secondes, le temps de retrouver sa sérénité. Ce n’était pas la foudre. Le ciel de ce début d’août, d’un bleu uniforme flânait calmement sur les toits.
Il se mit à balayer machinalement les morceaux de vitre et de bouteille confondus dans une même flaque acide. Des virgules violacées émaillaient les murs et, plus navrant encore, ses pantoufles étaient trempées.
Peut-être un tireur fou. Les journaux télévisés se nourrissent de ces aigris solitaires que l’ambiance des étés urbains fait soudain craquer. Ou un bang supersonique.
Madame Thérèse, la concierge, prétend que les ‘Mirages’ qui volent trop bas lui ont fait tourner court plusieurs couvées de canaris.
Pourtant Martin restait dubitatif, quasi certain d’avoir entrevu en un éclair, une boule grise s’écrasant sur la croisée. Contournant les débris sur la pointe des pieds, il se pencha sur l’appui de la fenêtre dégradée.
Deux étage plus bas, une masse informe gisait sur le ciment de la cour intérieure.
Il se rua dans l’escalier agressant au passage le coin de la gazinière avec sa hanche. Suite de cette logique démoniaque, pluie en arc de cercle, les haricots allèrent rejoindre les brisures de verre sur le linoléum à fleurs.
Le tas chiffonné était un gros sac de toile sombre ou plutôt un édredon tombé du ciel. Comment ? Pourquoi ? Entre curiosité et prudence, serrant les dents à cause de sa hanche en feu, Martin s’approcha un peu plus.
Jusqu’à l’amas de plumes écrasé sur le béton, une sorte de gros oiseau désarticulé, le croupion noir offert au soleil, le duvet blanc du ventre frémissant légèrement. Une partie du bec rouge dépassait d’une aile déployée qu’il repoussa doucement du pied. La tête apparut alors, retombant sans force sur le sol. Une taie vitreuse glissa dans l’œil triste de la cigogne. Son corps tressaillait. Une patte, comparée à l’autre très tendue, donnait une mauvaise impression.
L’oiseau fut pris de spasmes. Martin invoqua le ciel, levant le nez vers les étages. Le silence de briques, les stores baissés, aggravèrent son désarroi. En cette veille de quinze août, la plupart des locataires, après avoir entassé dans leur voiture des barbecues graisseux, des téléviseurs portables et autres parasols, avaient déserté l’immeuble.
Il prit la blessée dans ses bras, étonné par son peu de poids. Une aile, une échasse et la tête flasque pendaient jusqu’à ses genoux. Dans l’ascenseur, l’oiseau posé sur la moquette fut secoué de soubresauts inquiétants. Comme une dague, son bec fouilla l’air plusieurs fois, au hasard, se fichant dans le liège des parois. Martin se fit le plus mince possible. Sur le palier, il dût traîner le volatile par les plumes de la queue, jusqu’à l’appartement.
Pendant qu’il ferraillait avec la serrure, la main tremblante, la sueur lui vrillant les yeux, la cigogne tenta en vain de se redresser. Au moment où il parvint à ouvrir la porte, elle s’écrasa mollement dans l’entrée, faisant claquer son bec avec un bruit de branches cassées.
Dans l’appartement, l’odeur de vinasse en avait pris à son aise. La vision apocalyptique de la cuisine obligea Martin à s’asseoir sur un tabouret.
Les épreuves, il connaissait. Chaque fois il avait relevé la tête. Deux ans plus tôt, Pilar était repartie dans sa famille, en Espagne, parce qu’il s’était entiché d’une vendeuse de la ‘Grande Quincaillerie’. Cette jeune fille qui s’y connaissait parfaitement en triphasé et bobinage, l’avait profondément bouleversé.
Puis son fils aîné avait volontairement échoué au brevet professionnel afin de ne pas le rejoindre dans l’entreprise. Quelques cartes postales laconiques affirmaient qu’il tentait sa chance de l’autre côté de l’Atlantique, dans une équipe de football américain. Et lorsqu’un énorme contrat de sous-traitance était tombé comme une manne, il avait travaillé dur pour ce foutu barrage près de Cracovie, tard le soir, dimanches et jours fériés. Le gouvernement polonais n’avait jamais payé.
Chaque fois, il avait fait front, seul contre la terre entière. Mais dans la situation présente, c’était trop, il n’assumait plus et se tenait le front sur son siège, désespéré.
La cigogne progressait par petits bonds, se cognant dans les meubles, balayant les objets de son aile valide. Soudain elle ajouta une note très personnelle, expulsant dans un gargouillis sonore, un jet de fiente liquide sur la porte du réfrigérateur.
Artisan jusqu’au bout des doigts, Martin cultivait le bon sens concret des hommes qui travaillent de leurs mains. Le côté esthétique des choses lui échappait un peu. Alors d’un bond il se leva, tira rageusement à lui la nappe, envoyant au sol le réveil et un cendrier plein à ras bord.
Il se jeta sur cette grande bécasse, l’enveloppa de la toile cirée puis il propulsa ce paquet mou dans la salle de bain qu’il verrouilla.
En trombe, il gravit les marches de trois étages et au cinquième, appartement B, il enfonça la sonnette d’un doigt fébrile.
Entre gêne et fascination, Martin resta en suspens, la pénombre pour seul refuge.  Certains visages ont été modelés pour être admirés.
« Bonjour monsieur.. » La voix chantait, les lèvres parfaites aspirant les ‘r’ comme on suce une mangue fraiche. La jeune femme qu’il n’avait jamais croisée renouvela son accueil sucré.
« Bonjour. Vous êtes le locataire du second n’est-ce pas ? L’électricien ? Je vous reconnais. Donnez-vous la peine, je vous en prie. ».
Il bredouilla quelques syllabes, emmêlées comme des brins de raphia.
- Je me suis permis parce que...euh, je suis le voisin du dessous...Enfin du second...c’est à dire que ...euh... Voilà ! ...J’ai une cigogne dans ma salle de bain »
- Je comprends. Très bien. Une cigogne ! Entrez, entrez ».
Gagnait-elle du temps ? Elle semblait admettre cette confidence sans étonnement.
Martin la suivit avec le pressentiment qu’elle était un peu sorcière et fée tout à la fois. Fouillant par anxiété dans ses poches de pantalon, il n’aurait pas été surpris d’y trouver du sable blond, filant entre des doigts médusés.
La pièce principale était un atoll ou luttaient des alizés contraires, parfois noix de coco, parfois dissolvant. Ils prirent une passe étroite entre des empilements de cartons et de bidons. Sur la plage, elle se retourna avec un sourire de nacre. « Attendez, je vais prévenir mon ami. Il fait la sieste ». Les pieds surélevés sur l’accoudoir du canapé en rotin, le chef local rivalisait par ses ronflements avec le chuintement exagéré du ventilateur. Elle passa  ses doigts avec délicatesse dans les cheveux torsadés. Alors qu’elle se penchait sur le dormeur, Martin remarqua ses petites fesses galbées sous la cotonnade tendue.
« Léoné ! Réveille-toi ! C’est le voisin du dessous, il a une cigogne dans sa salle de bain ».
Le colosse s’étira avec délectation. Déployé, il faisait au moins deux mètres d’envergure.
« Une cigogne ? C’est bien naturel. Hier encore, le commandant Cousteau me faisait remarquer que nous sommes en plein dans un couloir de migration !  ».
Il se cala en baillant, exigea du café. Elle disparut au fond de l’appartement, côté lagune.
«  Dîtes-moi mon vieux, entre nous, vous avez forcé la dose...Comme ça, à l’odeur ! »
Martin maudit ses charentaises imbibées qui le trahissaient injustement. Arrivé au sommet de la vague de honte, il se laissa balloter dans l’écume des questions les plus suspicieuses. Finalement, le géant des îles voulut bien l’accompagner et quand ils sortirent, sa compagne eut un petit rire, acide comme un zeste de citron.
Martin alluma le néon. La salle de bain carrelée ruissela sous la lumière blafarde, pareille à un bloc opératoire...Elle était avachie sur le bidet, le cou avalé par la baignoire vide. A l’arrivée des deux hommes, elle frappa péniblement du bec sur la bonde chromée de l’écoulement.
« Dis moi l’ami, elle a mauvaise mine ta pensionnaire ! On dirait qu’elle crève de soif ! »
Il ouvrit le robinet à pleins bouillons. Les éclaboussures fraiches semblèrent stimuler l’oiseau fiévreux qui s’anima et se mit à gober le liquide bienfaisant, rejetant sa tête en arrière. « Tu vois, elle avait soif ! » Martin resta muet devant tant de perspicacité. Indéniablement Léoné marquait des points et prenait l’ascendant sur la cigogne qui, reconnaissante, se laissa transporter au sous-sol. Le Guadeloupéen avait décidé qu’elle serait mieux à la chaufferie. L’endroit était frais et silencieux, toutes chaudières coupées depuis le printemps. Ils l’installèrent dans une sorte de nid approximatif confectionné avec des bleus de chauffe qui trainaient là.
Léoné prit ensuite une suite de décisions appropriées que Martin cautionna en silence mais qu’il exécuta avec zèle. Après le remplissage d’un seau abandonné, il batailla avec le soupirail pour l’ouvrir et découpa avec précautions la gaine rigide d’un passage électrique.
Léoné dispensa les premiers soins. Il avait besoin de chatterton et de pinces à linge. Martin retourna à sa camionnette, monta au second. Avec ce matériel, son coéquipier réinventa l’art subtil de l’emplâtre et de l’attelle.



« Il faut qu’elle mange maintenant. » Devant l’échec des boîtes pour chien, Martin sortit acheter du filet haché. Le chef soigneur  souhaita lui même enfourner la viande crue dans le bec ouvert de force. La cigogne résista. Au cours de cette séquence pénible, il sembla vaciller dans ses certitudes. Pourtant, quand ils quittèrent les lieux, la blessée allait mieux. La tête portée plus haut, cliquetant du rostre, elle inspectait son nouveau domaine...
Sur le palier, ils se séparèrent sans un mot de trop. Juste une poignée de main. L’heure était déjà mauve dans les escaliers. Ils avaient usé l’après-midi pour rétablir avec intelligence une situation délicate.
Le charme se rompit quand le téléphone sonna. Martin ne fit aucune confidence à son épouse… Quand elle demanda à plusieurs reprises :
«  Quel temps tu as ? », il eut l’impression qu’elle l’emprisonnait dans un maillage de questions sans fondement. La canicule semblait l’énerver. Elle s’en servait  comme un moyen de le culpabiliser. S’il avait pu, il lui aurait volontiers échangé ce méthane de chaleur pour le petit drapeau vert qui flottait dans la fraîcheur de sa tête.
« Ma grand’mère est mourante, ajouta –t-elle. Je ne pense pas rentrer de si tôt »

Après une nuit agitée, mais pour d’autres raisons que le bref échange avec sa femme, Martin aurait pu prétendre à se vautrer dans la ouate de cette troisième journée de congés payés, mais il abrégea le rituel du lever et du petit-déjeûner.
Léoné se trouvait déjà à la chaufferie, plutôt songeur.
« Qu’ est-ce que ça dit, demanda l’électricien ? 
-- Rien de bien. Vois toi même ! »
Le ton désabusé de sa réponse,  presque agressif, l’amena sans doute à préciser :
« Il y a plusieurs problèmes. D’abord, celui de la nourriture. Elle n’a rien pris. Elle se fout de nos petits bouts de viande. Et puis, on ne peut pas la laisser là.
--   C’est aussi mon avis, osa Martin »
--  écoute vieux ! J’ai bien une idée, mais j’ai besoin de ton aide »
Il exposa son plan, d’une voix grave, toute solennité requise, la main sur l’épaule de Martin. Ce dernier acquiesçait, d’accord sur tout, en regrettant simplement que son compagnon fasse comme si la cigogne était sa cigogne qui aurait brisé sa propre fenêtre…
Pourtant quelques instants plus tard, il se retrouvait au rez-de-chaussée, devant une plaque de cuivre indiquant : « Maître MIEUSET, huissier de justice ».
Le petit homme grisonnant le reçut dans un vestibule aveugle encombré de lourds volumes et de bibelots hétéroclites. L’entretien fut bref.
« Ne m’en dîtes pas plus, conclut l’homme de loi, sanglé dans un costume sinistre. Je vous ai observé depuis ma table de travail, sans aucune intention, précisa-t-il. Depuis que nous sommes entrés dans cette période de décadence, je m’oblige à être un vieux monsieur qui cultive la lenteur et le silence. Mais c’est sans réserve que je vous dis mon admiration pour ce que vous avez fait. Un acte bénévole, monsieur, je dis bien bénévole, ce qui est rare. De l’altruisme pur, ce dont notre société épuisée manque le plus aujourd’hui. Je vous félicite, monsieur ! Et permettez-moi de vous assurer de mon soutien le plus vif pour la suite de votre entreprise. »
Cette tirade dithyrambique rondement menée, il laissa son visiteur tout ébahi sur le palier, les mots s’entrechoquant dans sa tête…Léoné serait satisfait…
C’est d’un pas décidé que le médiateur se rendit à la loge. L’échange avec la concierge nécessita plus de persuasion et frisa d’emblée le dérapage lorsqu’il présenta leur projet.
« Je comprends bien votre problème, madame Thérèse. Heureusement que vous faîtes respecter le règlement. Pour le bien de tous d’ailleurs. Cela vous est reconnu.
Sans vous, l’immeuble deviendrait vite invivable. Mais il ne s’agit pas de chiens qui crottent partout. Une cigogne, madame Thérèse, une simple cigogne et blessée par dessus le marché ! »
-- C’est impossible, monsieur Martin. Totalement impossible. A cause du syndic, voyez-vous, sans parler du facteur. Et ma collègue du 32, vous en faîtes quoi ? Elle qui fourre son nez partout et qui a une langue comme ça ? »
Martin comprit qu’il allait devoir être pugnace. Il profita d’un silence gêné, juste entrecoupé par les trilles des canaris, pour glisser un billet plié dans la main moite de la gardienne.
« Assez, taisez-vous ! On ne s’entend plus ici ! »
Pendant qu’elle recouvrait les cages d’un linge, elle conclut :
« D’accord, monsieur Martin, mais juste quelques jours ! Et comme vous le voyez, parce que j’aime les oiseaux ! » Et se retournant pour palper le billet craquant, elle ajouta : «  Une cigogne, c’est au moins trois fois un chien, n’est-ce pas ? »
Martin se garda bien de polémiquer…

Les deux hommes s’activèrent le reste de la journée. Léoné utilisa sa perceuse personnelle, réclama de l’outillage complémentaire et du ciment à prise rapide. Martin courut les quincailleries ouvertes. Maître Mieuset, descendu dans la cour en curieux, proposa son aide polie, prêt à ôter sa cravate. Murène apporta des boîtes de bière bien fraiches.
Puis ils rassemblèrent des ceintures inutilisées et des vieilles bretelles. Madame Thérèse fut sollicitée et contribua en déposant des bandages herniaires de son défunt mari. Inquiète, elle répétait : «  Ah, si le syndic voyait ça ! »
A vingt heures, Murène invita tout le groupe. Le punch  glacé leur permit de se connaître un peu mieux.
Martin critiqua la Pologne et les USA. Leur hôte fit admirer les petits pendentifs qu’il confectionnait et que Murène vendait le soir aux touristes japonais, dans les restaurants. Chacun s’extasia, trouvant ces petites Tour Eiffel en fil de fer, incluses sous résine parfumée, particulièrement réussies.
La concierge décrivit la sexualité des canaris et celle de sa collègue du « 32 ».
L’auditoire fut fasciné par la culture didactique de Mieuset.
« La cigogne est devenue un symbole de fidélité. Savez-vous que les Romains nommèrent Lex Ciconiara, la loi faisant obligation aux enfants de secourir leurs vieux parents indigents ? »
Ils arrosèrent abondamment le riz au poisson, un peu trop épicé. Parfois, l’un des convives quittait la table et se dirigeait vers la fenêtre et les autres demandaient : 
«  ça va ? ».
Martin, euphorique, trouvait Murène très jolie et se demandait dans quels restaurants elle passait le soir. L’idée d’être assis à une table, pour lui faire une surprise puis lui offrir un dessert, l’effleura.
Au moment du café, l’huissier embrasé par le rhum agricole se mit debout et déclama : «  Cigogne ! Ô cigogne ! Princesse des minarets marocains, des clochers alsaciens, des marais charentais… »
-- Princesse, le coupa Thérèse ? Nous l’appellerons Caroline ! »
En bas, dans la fraicheur, suspendue dans son harnais, Caroline balançait confortablement, le filin tendu en travers de la cour garantissant ses va-et-vient, la patte blessée ne faisant qu’effleurer le béton.

Dès lors des jours bénis planèrent sur l’immeuble, bien trop courts comme le sont tous les moments heureux. Chaque matin, ils se retrouvaient en bas, en ordre dispersé, selon l’heure de leur réveil.
Martin contrôlait la tension du câble et graissait la poulie. Léoné vérifiait les pansements tandis que Murène complétait l’eau fraiche dans le tonneau. Quand il la frôlait, Martin sentait son chaud parfum de noix de coco et il devait réfréner son envie de faire deux pas de souk. Thérèse, toujours anxieuse diluait les fientes au balai-brosse. Quant à Mieuset, après avoir roulé avec soin le bas de son pantalon et fixé ses pinces à vélo, il se transportait à l’autre bout de la ville, chez l’un des rares poissonniers restés ouverts en cette période estivale.
Environ une heure plus tard, à quelques minutes près, ils entendaient les hoquets de son solex sur le trottoir. Caroline , la cigogne, s’affolait dans son suspensoir, multipliant les claquements impatients, à la sonorité de bois cassé si particulière.
Léoné s’accordait le privilège d’extirper d’un petit sac en toile que lui tendait l’huissier, deux douzaines d’escargots baveux qu’il déposait suer le ciment humide. Regroupés en demi-cercle autour de l’oiseau, ils observaient la goulue briser les coquilles d’un bec précis et happer une à une ces proies faciles.
«Ce ne sont pas mes petits qui mangeraient aussi salement ! » déclarait inévitablement Thérèse.
Les après-midi coulaient chauds et paisibles. Ils sortaient des chaises- longues et des fauteuils. Murène, à demi – nue, provoquait le soleil. Thérèse tricotait pour ses neveux. Les hommes buvaient de la bière ou du rhum, échangeant des propos philosophiques de cour intérieure. Ces activités autarciques baignaient dans la candeur sirupeuse d’une douce musique distillée par le transistor de la concierge.
En soirée, ils se regroupaient au cinquième, pour manger, chacun amenant sa quote-part. puis ils disputaient des parties acharnées de jeu de dadas.
Depuis quelques jours, Martin portait des sandales ouvertes et tentait sous la table de poser ses pieds nus sur ceux de la belle Murène. Le soir où il parvint à ses fins, elle le laissa faire avec des sourires encourageants, coquillages précieux qu’il enfouissait au plus profond de ses pensées, comme un enfant en pleine liberté sur le rivage.
Ils pimentèrent leurs jeux en misant un petit billet. Un soir que les dés lui avaient été favorables, Mieuset laissa ses gains sur la table et avec un geste lent et ostentatoire de tribun antique il annonça « Pour la nourriture de Caroline ! » et passablement éméché, il s’écroula dans un fauteuil en rotin.
Ce fut la dernière partie. Par chance pour Martin , elle s’était éternisée et durant de nombreuses interruptions pour remplir les verres et faire circuler des assiettes de pâtisseries, il avait pu prendre place auprès de Murène, un vrai parcours de petits chevaux grandeur réelle. Ses seins ronds dansaient dans son corsage échancré comme deux mangues dorées. Il lui avait caressé de longs instants l’intérieur de la cuisse.
Léoné était absorbé à surveiller Thérèse qui avait la fâcheuse manie de voler quelques cases avec ses pions, anesthésiant le groupe par un flot d’anecdotes épicées, tentant par des mimiques à l’appui d’attirer les regards sur sa face rubiconde.
De retour chez lui, Martin esquissa un pas de danse devant son lit défait, se regarda nu dans la glace de l’armoire, rentra son ventre, et une jambe repliée, en équilibre précaire sur l’autre, il décida que plus que le chien, le cheval ou le dauphin, la cigogne était l’animal le plus intelligent de la création.
C’est pourquoi, le lendemain, il ressentit peut-être plus douloureusement que les autres l’arrivée de Mieuset catastrophé et, qui plus est, en retard.
« Le poissonnier est fermé ! Parti en vacances ! 
-- Mais alors ?
--Comme je vous le dis ! le rideau de fer est baissé. Plus d’escargots… »
Sur son cable, Caroline s’énervait sans comprendre ce décalage dans ses horaires.
Ils se réunirent d’urgence en conseil, chacun y allant de ses regrets et de son analyse. Avec une détermination qu’il ne se connaissait pas, Martin imposa son point de vue, y compris à Léoné.

En fin d’après-midi, les trois hommes doublaient la Porte d’Orléans.Le trafic était sage. La ligne lente des coteaux, l’arrondi des vallons, le ciel bombé finirent par les endormir, sauf Martin, très détendu au volant, qui reliait sous ce voile de lumière douce la courbure des paysages à la cambrure du corps de Murène.
La nuit coulait doucement sur la Sologne quand ils arrivèrent au bord d’un étang choisi au hasard. Léoné portait la lanterne à bout de bras tandis que le notaire ratissait avec passion. Martin enfouissait dans un sac à poubelle cette belle récolte de grenouilles vivantes.
Ils finirent à La Motte-Beuvron, dans un bar peu éclairé où de charmantes jeunes femmes accueillirent gaiement ces drôles de chasseurs venus de la capitale.
Un petit brun sec au visage juvénile plutôt timide, un géant noir à la face hilare et un curieux monsieur grisonnant, sans âge précis, avec des bottes, engoncé dans un costume lugubre, la cravate égarée sur l’épaule, les joues bleuies par l’humidité, mais qui apparaissait le plus émoustillé des trois.

Dans la ville écrasée de chaleur, août mûrissait presque plus vite qu’aux champs. Rares rescapées, quelques rainettes anémiées attendaient leur tour dans le tonneau.
Au fil de sa santé retrouvée, Caroline devenait infernale. Maintenant que ses prothèses étaient ôtées, elle battait des ailes, bondissait sur place, toupie ébouriffée, vrillant la longe qui la supportait.


  
Un soir de télévision particulièrement soporifique, ils décidèrent d’un test.
Dans le bois, à Saint-Mandé, le long des beaux quartiers aux maisons assoupies, Mieuset précédait le groupe, signalant les promeneurs, amoureux ou retraités cynophiles trainant encore dans les allées malgré l’heure tardive. Il ne vit pas surgir la patrouille au détour d’un bosquet.
« Vous allez où ? » questionna un policier fébrile, tandis que son collègue faisait cliqueter des menottes à sa ceinture, nerveusement.
-- Nous…Nous promenons une cigogne, concéda Mieuset »
Caroline, agressive, claqua du bec à l’encontre des intervenants dont elle devait percevoir l’hostilité. Murène tenta quelques poses séduisantes qui ne  produisirent rien.
«  A cette heure de la nuit ? Et le long du zoo ? D’accord, vos papiers ! »
Le groupe fit bloc autour de l’huissier qui exhiba sa carte professionnelle et expliqua :
« Nous sommes une association bénévole qui réadapte les animaux sauvages. J’en suis le président, maître Mieuset »
Sensible au liseré tricolore vérifié à la lampe de poche, égaré par l’argumentation un peu ardue pour lui, le brigadier esquissa un salut. Les gardiens de la paix regardèrent s’éloigner ce drôle d’équipage, Martin et Léoné soutenaint Caroline sous les ailes, fermement, cette dernière pédalant avec puissance dans les graviers. Thérèse remettait le terrain en état avec sa semelle, ostensiblement, pour bien montrer leur compétence aux policiers. Quant à Martin, il tentait de rester collé à Murène, dans l’harmonie de son pas.
Il n’était plus question de retarder une échéance que tous avaient déjà envisagée en secret. Le temps qui passe, la nature imposaient leurs lois et le bon sens.
Aux aurores, ils débarrassèrent la fourgonnette de Martin de ses caisses à outils afin d’éviter de nouvelles blessures à Caroline. Martin s’installa à l’arrière, entre les deux femmes, sa jambe collée contre celle de Murène, Aristote ayant exigé de conduire. A ses côtés Mieuset prévoyant feuilletait le guide Michelin. La concierge qui avait une bonne connaissance des affaires de cœur, plus par sa fonction et les étrennes que par son expérience propre, fit semblant de dormir quand Murène posa sa tête sur l’épaule de Martin.
Ils prirent le petit déjeuner au Buffet de la gare de Metz. Mieuset qui trempait des bretzels dans un chocolat au kirsch mit la destination aux voix.
Ils choisirent Mühlensheim, qui pour la sonorité du nom, qui pour les performances d’un célèbre pilote de rallye, Murène en plein choc romantique, pour sa jolie plaine marécageuse et ses forêts bleues. Aristote s’abstint. Peu lui importait.

Il pleuvotait, bruine et soleil mêlés. Devant eux, Caroline se déhanchait dans ce chemin de boue, le long d’une prairie peignée par le vent. Une poule faisane partit sous leur nez, au ras des genêts. Thérèse raconta son grand-père qui avait été chasseur.
Murène sauta par dessus les ornières en poussant des petits cris. Dans l’étang qu’avait troublé l’orage, finissait le bref roman d’amour des aloses. La concierge raconta son oncle qui avait été pêcheur et Martin la trouva pesante.
Caroline hésita un moment dans les ajoncs, fouilla dans les herbiers et plus vite que prévu, retrouva les gestes millénaires des échassiers, glissant avec pédanterie ses pattes dans l’eau froide. Puis elle décolla lourdement, décrivit deux cercles majestueux au dessus des arbres et disparut derrière une île.



Thérèse renifla. Martin demanda une cigarette à Mieuset qui n’avait jamais fumé… Au restaurant, Aristote déclara la choucroute trop grasse et le riesling pas assez frais. L’huissier vérifia l’addition deux fois pour la trouver excessive.
Quelques banalités échangées ne sauvèrent pas le retour sur l’autoroute. Murène boudait à l’avant.
« Les Blanchard seront sans doute rentrés, pensa tout haut Thérèse et sans doute les Sandoval. Je vais pouvoir distribuer le courrier »
Une lettre attendait Martin. Sa femme Pilar lui annonçait que sa grand-mère était morte et enterrée et qu’elle ne reviendrait pas. Il pourrait venir voir les enfants l’été prochain.
Il annula la bourse aux livres scolaires, se mit en quête de nouveaux chantiers. Il lui fallut s’imprégner à nouveau des teintes neutres de la banlieue, respirer dans ces rues les odeurs du renoncement. D’un coup il retrouva les gamins désœuvrés au pied des immeubles, les clients qui se prennent au sérieux, les coups de gueule aux feux rouges. Il ne se posa pas de question, baissa la tête et remonta le col de sa veste.
Dans le hall, il entrevit Murène qui s’engouffrait dans l’ascenseur en criant qu’elle était pressée. Il chercha en vain à lui prendre le bras.
Le lendemain, il se cogna dans Mieuset, au pied de l’escalier. L’homme de loi souleva son chapeau gris et toussota un :« Bonjour, mon cher ! »
L’été était fini. Par la porte entrouverte de la loge, il entendit les canaris qui s’en donnaient à cœur joie. Dans la cour, un drôle de filin tendu en travers prenait du mou.

Ce texte a été lauréat en 1989 au très beau concours de nouvelles qu'organisait la ville de Nanterre.