Un été de plume
La poubelle rendait l’âme et cette âme montait
au ciel sous la forme d’une pyramide de bouteilles et de boîtes de conserves
vides. Le bocal de la cafetière électrique restée allumée plusieurs jours s’était
fissuré. Une coulée du plus bel effet s’était lovée, d’abord sur la céramique,
puis entre les portes blanches du placard, sous l’évier.
Martin
regardait avec résignation ce drôle d’orvet noirâtre en train de se dessécher.
Des torchons souillés trainaient sur la
table. Des assiettes marinaient dans l’eau grasse.
Quarante
huit heures seulement que sa femme et les enfants étaient partis en Andalousie
et déjà la cuisine prenait des allures d’auberge de jeunesse...
Il
s’imposa une critique rapide mais sans complaisance. Pilar dénonçait souvent
son manque de rigueur domestique et sans doute ses griefs étaient-ils fondés.
Il aurait du se reprendre, faire des efforts, mais il n’en ressentait pas
vraiment le besoin.
Il
réduisit la flamme sous la casserole et remua avec douceur les haricots à la
tomate pour éviter qu’ils ne caramélisent sur le fond. De sa main gauche restée
libre, il tâtonna dans le tiroir pour récupérer le tire-bouchon, puis se baissa
pour attraper la bouteille de Beaujolais qu’il coinça entre ses cuisses.
C’est
à cet instant que les carreaux de la fenêtre entrebâillée volèrent en éclat
dans un bruit de canonnade. Coup au cœur et sursaut en recul, Martin resta figé
quelques secondes, le temps de retrouver sa sérénité. Ce n’était pas la foudre.
Le ciel de ce début d’août, d’un bleu uniforme flânait calmement sur les toits.
Il
se mit à balayer machinalement les morceaux de vitre et de bouteille confondus
dans une même flaque acide. Des virgules violacées émaillaient les murs et,
plus navrant encore, ses pantoufles étaient trempées.
Peut-être
un tireur fou. Les journaux télévisés se nourrissent de ces aigris solitaires
que l’ambiance des étés urbains fait soudain craquer. Ou un bang supersonique.
Madame
Thérèse, la concierge, prétend que les ‘Mirages’ qui volent trop bas lui ont
fait tourner court plusieurs couvées de canaris.
Pourtant
Martin restait dubitatif, quasi certain d’avoir entrevu en un éclair, une boule
grise s’écrasant sur la croisée. Contournant les débris sur la pointe des
pieds, il se pencha sur l’appui de la fenêtre dégradée.
Deux
étage plus bas, une masse informe gisait sur le ciment de la cour intérieure.
Il
se rua dans l’escalier agressant au passage le coin de la gazinière avec sa
hanche. Suite de cette logique démoniaque, pluie en arc de cercle, les haricots
allèrent rejoindre les brisures de verre sur le linoléum à fleurs.
Le
tas chiffonné était un gros sac de toile sombre ou plutôt un édredon tombé du
ciel. Comment ? Pourquoi ? Entre curiosité et prudence, serrant les
dents à cause de sa hanche en feu, Martin s’approcha un peu plus.
Jusqu’à
l’amas de plumes écrasé sur le béton, une sorte de gros oiseau désarticulé, le
croupion noir offert au soleil, le duvet blanc du ventre frémissant légèrement.
Une partie du bec rouge dépassait d’une aile déployée qu’il repoussa doucement
du pied. La tête apparut alors, retombant sans force sur le sol. Une taie
vitreuse glissa dans l’œil triste de la cigogne. Son corps tressaillait. Une
patte, comparée à l’autre très tendue, donnait une mauvaise impression.
L’oiseau
fut pris de spasmes. Martin invoqua le ciel, levant le nez vers les étages. Le
silence de briques, les stores baissés, aggravèrent son désarroi. En cette
veille de quinze août, la plupart des locataires, après avoir entassé dans leur
voiture des barbecues graisseux, des téléviseurs portables et autres parasols,
avaient déserté l’immeuble.
Il
prit la blessée dans ses bras, étonné par son peu de poids. Une aile, une
échasse et la tête flasque pendaient jusqu’à ses genoux. Dans l’ascenseur,
l’oiseau posé sur la moquette fut secoué de soubresauts inquiétants. Comme une
dague, son bec fouilla l’air plusieurs fois, au hasard, se fichant dans le
liège des parois. Martin se fit le plus mince possible. Sur le palier, il dût
traîner le volatile par les plumes de la queue, jusqu’à l’appartement.
Pendant
qu’il ferraillait avec la serrure, la main tremblante, la sueur lui vrillant
les yeux, la cigogne tenta en vain de se redresser. Au moment où il parvint à
ouvrir la porte, elle s’écrasa mollement dans l’entrée, faisant claquer son bec
avec un bruit de branches cassées.
Dans
l’appartement, l’odeur de vinasse en avait pris à son aise. La vision
apocalyptique de la cuisine obligea Martin à s’asseoir sur un tabouret.
Les
épreuves, il connaissait. Chaque fois il avait relevé la tête. Deux ans plus
tôt, Pilar était repartie dans sa famille, en Espagne, parce qu’il s’était
entiché d’une vendeuse de la ‘Grande Quincaillerie’. Cette jeune fille qui s’y
connaissait parfaitement en triphasé et bobinage, l’avait profondément
bouleversé.
Puis
son fils aîné avait volontairement échoué au brevet professionnel afin de ne
pas le rejoindre dans l’entreprise. Quelques cartes postales laconiques
affirmaient qu’il tentait sa chance de l’autre côté de l’Atlantique, dans une
équipe de football américain. Et lorsqu’un énorme contrat de sous-traitance
était tombé comme une manne, il avait travaillé dur pour ce foutu barrage près
de Cracovie, tard le soir, dimanches et jours fériés. Le gouvernement polonais
n’avait jamais payé.
Chaque
fois, il avait fait front, seul contre la terre entière. Mais dans la situation
présente, c’était trop, il n’assumait plus et se tenait le front sur son siège,
désespéré.
La
cigogne progressait par petits bonds, se cognant dans les meubles, balayant les
objets de son aile valide. Soudain elle ajouta une note très personnelle,
expulsant dans un gargouillis sonore, un jet de fiente liquide sur la porte du
réfrigérateur.
Artisan
jusqu’au bout des doigts, Martin cultivait le bon sens concret des hommes qui
travaillent de leurs mains. Le côté esthétique des choses lui échappait un peu.
Alors d’un bond il se leva, tira rageusement à lui la nappe, envoyant au sol le
réveil et un cendrier plein à ras bord.
Il
se jeta sur cette grande bécasse, l’enveloppa de la toile cirée puis il
propulsa ce paquet mou dans la salle de bain qu’il verrouilla.
En
trombe, il gravit les marches de trois étages et au cinquième, appartement B,
il enfonça la sonnette d’un doigt fébrile.
Entre
gêne et fascination, Martin resta en suspens, la pénombre pour seul
refuge. Certains visages ont été modelés pour être admirés.
« Bonjour
monsieur.. » La voix chantait, les lèvres parfaites aspirant les ‘r’ comme
on suce une mangue fraiche. La jeune femme qu’il n’avait jamais croisée
renouvela son accueil sucré.
« Bonjour.
Vous êtes le locataire du second n’est-ce pas ? L’électricien ? Je
vous reconnais. Donnez-vous la peine, je vous en prie. ».
Il
bredouilla quelques syllabes, emmêlées comme des brins de raphia.
-
Je me suis permis parce que...euh, je suis le voisin du dessous...Enfin du
second...c’est à dire que ...euh... Voilà ! ...J’ai une cigogne dans ma
salle de bain »
-
Je comprends. Très bien. Une cigogne ! Entrez, entrez ».
Gagnait-elle
du temps ? Elle semblait admettre cette confidence sans étonnement.
Martin
la suivit avec le pressentiment qu’elle était un peu sorcière et fée tout à la
fois. Fouillant par anxiété dans ses poches de pantalon, il n’aurait pas été
surpris d’y trouver du sable blond, filant entre des doigts médusés.
La
pièce principale était un atoll ou luttaient des alizés contraires, parfois
noix de coco, parfois dissolvant. Ils prirent une passe étroite entre des
empilements de cartons et de bidons. Sur la plage, elle se retourna avec un
sourire de nacre. « Attendez, je vais prévenir mon ami. Il fait la
sieste ». Les pieds surélevés sur l’accoudoir du canapé en rotin, le chef
local rivalisait par ses ronflements avec le chuintement exagéré du
ventilateur. Elle passa ses doigts avec
délicatesse dans les cheveux torsadés. Alors qu’elle se penchait sur le
dormeur, Martin remarqua ses petites fesses galbées sous la cotonnade tendue.
« Léoné !
Réveille-toi ! C’est le voisin du dessous, il a une cigogne dans sa salle
de bain ».
Le
colosse s’étira avec délectation. Déployé, il faisait au moins deux mètres
d’envergure.
« Une
cigogne ? C’est bien naturel. Hier encore, le commandant Cousteau me
faisait remarquer que nous sommes en plein dans un couloir de migration !
».
Il
se cala en baillant, exigea du café. Elle disparut au fond de l’appartement,
côté lagune.
«
Dîtes-moi mon vieux, entre nous, vous avez forcé la dose...Comme ça, à
l’odeur ! »
Martin
maudit ses charentaises imbibées qui le trahissaient injustement. Arrivé au
sommet de la vague de honte, il se laissa balloter dans l’écume des questions
les plus suspicieuses. Finalement, le géant des îles voulut bien l’accompagner
et quand ils sortirent, sa compagne eut un petit rire, acide comme un zeste de
citron.
Martin
alluma le néon. La salle de bain carrelée ruissela sous la lumière blafarde,
pareille à un bloc opératoire...Elle était avachie sur le bidet, le cou avalé
par la baignoire vide. A l’arrivée des deux hommes, elle frappa péniblement du
bec sur la bonde chromée de l’écoulement.
« Dis
moi l’ami, elle a mauvaise mine ta pensionnaire ! On dirait qu’elle crève
de soif ! »
Il
ouvrit le robinet à pleins bouillons. Les éclaboussures fraiches semblèrent
stimuler l’oiseau fiévreux qui s’anima et se mit à gober le liquide
bienfaisant, rejetant sa tête en arrière. « Tu vois, elle avait
soif ! » Martin resta muet devant tant de perspicacité.
Indéniablement Léoné marquait des points et prenait l’ascendant sur la cigogne
qui, reconnaissante, se laissa transporter au sous-sol. Le Guadeloupéen avait
décidé qu’elle serait mieux à la chaufferie. L’endroit était frais et
silencieux, toutes chaudières coupées depuis le printemps. Ils l’installèrent
dans une sorte de nid approximatif confectionné avec des bleus de chauffe qui
trainaient là.
Léoné
prit ensuite une suite de décisions appropriées que Martin cautionna en silence
mais qu’il exécuta avec zèle. Après le remplissage d’un seau abandonné, il
batailla avec le soupirail pour l’ouvrir et découpa avec précautions la gaine
rigide d’un passage électrique.
Léoné
dispensa les premiers soins. Il avait besoin de chatterton et de pinces à
linge. Martin retourna à sa camionnette, monta au second. Avec ce matériel, son
coéquipier réinventa l’art subtil de l’emplâtre et de l’attelle.
« Il
faut qu’elle mange maintenant. » Devant l’échec des boîtes pour chien,
Martin sortit acheter du filet haché. Le chef soigneur souhaita lui même enfourner la viande crue
dans le bec ouvert de force. La cigogne résista. Au cours de cette séquence
pénible, il sembla vaciller dans ses certitudes. Pourtant, quand ils quittèrent
les lieux, la blessée allait mieux. La tête portée plus haut, cliquetant du
rostre, elle inspectait son nouveau domaine...
Sur
le palier, ils se séparèrent sans un mot de trop. Juste une poignée de main.
L’heure était déjà mauve dans les escaliers. Ils avaient usé l’après-midi pour
rétablir avec intelligence une situation délicate.
Le
charme se rompit quand le téléphone sonna. Martin ne fit aucune confidence à
son épouse… Quand elle demanda à plusieurs reprises :
«
Quel temps tu as ? », il eut l’impression qu’elle l’emprisonnait dans
un maillage de questions sans fondement. La canicule semblait l’énerver. Elle
s’en servait comme un moyen de le
culpabiliser. S’il avait pu, il lui aurait volontiers échangé ce méthane de
chaleur pour le petit drapeau vert qui flottait dans la fraîcheur de sa tête.
« Ma
grand’mère est mourante, ajouta –t-elle. Je ne pense pas rentrer de si
tôt »
Après
une nuit agitée, mais pour d’autres raisons que le bref échange avec sa femme,
Martin aurait pu prétendre à se vautrer dans la ouate de cette troisième
journée de congés payés, mais il abrégea le rituel du lever et du
petit-déjeûner.
Léoné
se trouvait déjà à la chaufferie, plutôt songeur.
« Qu’
est-ce que ça dit, demanda l’électricien ?
-- Rien
de bien. Vois toi même ! »
Le
ton désabusé de sa réponse, presque
agressif, l’amena sans doute à préciser :
« Il
y a plusieurs problèmes. D’abord, celui de la nourriture. Elle n’a rien pris.
Elle se fout de nos petits bouts de viande. Et puis, on ne peut pas la laisser
là.
-- C’est
aussi mon avis, osa Martin »
-- écoute vieux ! J’ai bien une idée, mais
j’ai besoin de ton aide »
Il
exposa son plan, d’une voix grave, toute solennité requise, la main sur
l’épaule de Martin. Ce dernier acquiesçait, d’accord sur tout, en regrettant simplement
que son compagnon fasse comme si la cigogne était sa cigogne qui aurait brisé
sa propre fenêtre…
Pourtant
quelques instants plus tard, il se retrouvait au rez-de-chaussée, devant une
plaque de cuivre indiquant : « Maître MIEUSET, huissier de justice ».
Le
petit homme grisonnant le reçut dans un vestibule aveugle encombré de lourds
volumes et de bibelots hétéroclites. L’entretien fut bref.
« Ne
m’en dîtes pas plus, conclut l’homme de loi, sanglé dans un costume sinistre.
Je vous ai observé depuis ma table de travail, sans aucune intention,
précisa-t-il. Depuis que nous sommes entrés dans cette période de décadence, je
m’oblige à être un vieux monsieur qui cultive la lenteur et le silence. Mais
c’est sans réserve que je vous dis mon admiration pour ce que vous avez fait.
Un acte bénévole, monsieur, je dis bien bénévole, ce qui est rare. De
l’altruisme pur, ce dont notre société épuisée manque le plus aujourd’hui.
Je vous félicite, monsieur ! Et permettez-moi de vous assurer de mon
soutien le plus vif pour la suite de votre entreprise. »
Cette
tirade dithyrambique rondement menée, il laissa son visiteur tout ébahi sur le
palier, les mots s’entrechoquant dans sa tête…Léoné serait satisfait…
C’est
d’un pas décidé que le médiateur se rendit à la loge. L’échange avec la
concierge nécessita plus de persuasion et frisa d’emblée le dérapage lorsqu’il
présenta leur projet.
« Je
comprends bien votre problème, madame Thérèse. Heureusement que vous faîtes
respecter le règlement. Pour le bien de tous d’ailleurs. Cela vous est reconnu.
Sans
vous, l’immeuble deviendrait vite invivable. Mais il ne s’agit pas de chiens
qui crottent partout. Une cigogne, madame Thérèse, une simple cigogne et
blessée par dessus le marché ! »
--
C’est impossible, monsieur Martin. Totalement impossible. A cause du syndic,
voyez-vous, sans parler du facteur. Et ma collègue du 32, vous en faîtes
quoi ? Elle qui fourre son nez partout et qui a une langue comme
ça ? »
Martin
comprit qu’il allait devoir être pugnace. Il profita d’un silence gêné, juste
entrecoupé par les trilles des canaris, pour glisser un billet plié dans la
main moite de la gardienne.
« Assez,
taisez-vous ! On ne s’entend plus ici ! »
Pendant
qu’elle recouvrait les cages d’un linge, elle conclut :
« D’accord,
monsieur Martin, mais juste quelques jours ! Et comme vous le voyez, parce
que j’aime les oiseaux ! » Et se retournant pour palper le billet
craquant, elle ajouta : « Une cigogne, c’est au moins trois
fois un chien, n’est-ce pas ? »
Martin
se garda bien de polémiquer…
Les
deux hommes s’activèrent le reste de la journée. Léoné utilisa sa perceuse
personnelle, réclama de l’outillage complémentaire et du ciment à prise rapide.
Martin courut les quincailleries ouvertes. Maître Mieuset, descendu dans la
cour en curieux, proposa son aide polie, prêt à ôter sa cravate. Murène apporta
des boîtes de bière bien fraiches.
Puis
ils rassemblèrent des ceintures inutilisées et des vieilles bretelles. Madame
Thérèse fut sollicitée et contribua en déposant des bandages herniaires de son
défunt mari. Inquiète, elle répétait : « Ah, si le syndic
voyait ça ! »
A
vingt heures, Murène invita tout le groupe. Le punch glacé leur permit de se connaître un peu
mieux.
Martin
critiqua la Pologne et les USA. Leur hôte fit admirer les petits pendentifs
qu’il confectionnait et que Murène vendait le soir aux touristes japonais, dans
les restaurants. Chacun s’extasia, trouvant ces petites Tour Eiffel en fil de
fer, incluses sous résine parfumée, particulièrement réussies.
La
concierge décrivit la sexualité des canaris et celle de sa collègue du
« 32 ».
L’auditoire
fut fasciné par la culture didactique de Mieuset.
« La
cigogne est devenue un symbole de fidélité. Savez-vous que les Romains
nommèrent Lex Ciconiara, la loi
faisant obligation aux enfants de secourir leurs vieux parents
indigents ? »
Ils
arrosèrent abondamment le riz au poisson, un peu trop épicé. Parfois, l’un des
convives quittait la table et se dirigeait vers la fenêtre et les autres
demandaient :
«
ça va ? ».
Martin,
euphorique, trouvait Murène très jolie et se demandait dans quels restaurants
elle passait le soir. L’idée d’être assis à une table, pour lui faire une
surprise puis lui offrir un dessert, l’effleura.
Au
moment du café, l’huissier embrasé par le rhum agricole se mit debout et déclama : «
Cigogne ! Ô cigogne ! Princesse des minarets marocains, des clochers
alsaciens, des marais charentais… »
--
Princesse, le coupa Thérèse ? Nous l’appellerons Caroline ! »
En
bas, dans la fraicheur, suspendue dans son harnais, Caroline balançait confortablement,
le filin tendu en travers de la cour garantissant ses va-et-vient, la patte
blessée ne faisant qu’effleurer le béton.
Dès
lors des jours bénis planèrent sur l’immeuble, bien trop courts comme le sont
tous les moments heureux. Chaque matin, ils se retrouvaient en bas, en ordre
dispersé, selon l’heure de leur réveil.
Martin
contrôlait la tension du câble et graissait la poulie. Léoné vérifiait les
pansements tandis que Murène complétait l’eau fraiche dans le tonneau. Quand il
la frôlait, Martin sentait son chaud parfum de noix de coco et il devait
réfréner son envie de faire deux pas de souk. Thérèse, toujours anxieuse
diluait les fientes au balai-brosse. Quant à Mieuset, après avoir roulé avec
soin le bas de son pantalon et fixé ses pinces à vélo, il se transportait à
l’autre bout de la ville, chez l’un des rares poissonniers restés ouverts en
cette période estivale.
Environ
une heure plus tard, à quelques minutes près, ils entendaient les hoquets de
son solex sur le trottoir. Caroline , la cigogne, s’affolait dans son
suspensoir, multipliant les claquements impatients, à la sonorité de bois cassé
si particulière.
Léoné
s’accordait le privilège d’extirper d’un petit sac en toile que lui tendait
l’huissier, deux douzaines d’escargots baveux qu’il déposait suer le ciment
humide. Regroupés en demi-cercle autour de l’oiseau, ils observaient la goulue
briser les coquilles d’un bec précis et happer une à une ces proies faciles.
«Ce
ne sont pas mes petits qui mangeraient aussi salement ! » déclarait
inévitablement Thérèse.
Les
après-midi coulaient chauds et paisibles. Ils sortaient des chaises- longues et
des fauteuils. Murène, à demi – nue, provoquait le soleil. Thérèse tricotait
pour ses neveux. Les hommes buvaient de la bière ou du rhum, échangeant des
propos philosophiques de cour intérieure. Ces activités autarciques baignaient
dans la candeur sirupeuse d’une douce musique distillée par le transistor de la
concierge.
En
soirée, ils se regroupaient au cinquième, pour manger, chacun amenant sa
quote-part. puis ils disputaient des parties acharnées de jeu de dadas.
Depuis
quelques jours, Martin portait des sandales ouvertes et tentait sous la table
de poser ses pieds nus sur ceux de la belle Murène. Le soir où il parvint à ses
fins, elle le laissa faire avec des sourires encourageants, coquillages
précieux qu’il enfouissait au plus profond de ses pensées, comme un enfant en
pleine liberté sur le rivage.
Ils
pimentèrent leurs jeux en misant un petit billet. Un soir que les dés lui
avaient été favorables, Mieuset laissa ses gains sur la table et avec un geste
lent et ostentatoire de tribun antique il annonça « Pour la nourriture de
Caroline ! » et passablement éméché, il s’écroula dans un fauteuil en
rotin.
Ce
fut la dernière partie. Par chance pour Martin , elle s’était éternisée et
durant de nombreuses interruptions pour remplir les verres et faire circuler
des assiettes de pâtisseries, il avait pu prendre place auprès de Murène, un
vrai parcours de petits chevaux grandeur réelle. Ses seins ronds dansaient dans
son corsage échancré comme deux mangues dorées. Il lui avait caressé de longs
instants l’intérieur de la cuisse.
Léoné
était absorbé à surveiller Thérèse qui avait la fâcheuse manie de voler
quelques cases avec ses pions, anesthésiant le groupe par un flot d’anecdotes
épicées, tentant par des mimiques à l’appui d’attirer les regards sur sa face
rubiconde.
De
retour chez lui, Martin esquissa un pas de danse devant son lit défait, se
regarda nu dans la glace de l’armoire, rentra son ventre, et une jambe repliée,
en équilibre précaire sur l’autre, il décida que plus que le chien, le cheval
ou le dauphin, la cigogne était l’animal le plus intelligent de la création.
C’est
pourquoi, le lendemain, il ressentit peut-être plus douloureusement que les
autres l’arrivée de Mieuset catastrophé et, qui plus est, en retard.
« Le
poissonnier est fermé ! Parti en vacances !
--
Mais alors ?
--Comme
je vous le dis ! le rideau de fer est baissé. Plus d’escargots… »
Sur
son cable, Caroline s’énervait sans comprendre ce décalage dans ses horaires.
Ils
se réunirent d’urgence en conseil, chacun y allant de ses regrets et de son
analyse. Avec une détermination qu’il ne se connaissait pas, Martin imposa son
point de vue, y compris à Léoné.
En
fin d’après-midi, les trois hommes doublaient la Porte d’Orléans.Le trafic
était sage. La ligne lente des coteaux, l’arrondi des vallons, le ciel bombé
finirent par les endormir, sauf Martin, très détendu au volant, qui reliait
sous ce voile de lumière douce la courbure des paysages à la cambrure du corps
de Murène.
La
nuit coulait doucement sur la Sologne quand ils arrivèrent au bord d’un étang
choisi au hasard. Léoné portait la lanterne à bout de bras tandis que le
notaire ratissait avec passion. Martin enfouissait dans un sac à poubelle cette
belle récolte de grenouilles vivantes.
Ils
finirent à La Motte-Beuvron, dans un bar peu éclairé où de charmantes jeunes
femmes accueillirent gaiement ces drôles de chasseurs venus de la capitale.
Un
petit brun sec au visage juvénile plutôt timide, un géant noir à la face hilare
et un curieux monsieur grisonnant, sans âge précis, avec des bottes, engoncé
dans un costume lugubre, la cravate égarée sur l’épaule, les joues bleuies par
l’humidité, mais qui apparaissait le plus émoustillé des trois.
Dans
la ville écrasée de chaleur, août mûrissait presque plus vite qu’aux champs.
Rares rescapées, quelques rainettes anémiées attendaient leur tour dans le
tonneau.
Au
fil de sa santé retrouvée, Caroline devenait infernale. Maintenant que ses
prothèses étaient ôtées, elle battait des ailes, bondissait sur place, toupie
ébouriffée, vrillant la longe qui la supportait.
Un soir de télévision
particulièrement soporifique, ils décidèrent d’un test.
Dans
le bois, à Saint-Mandé, le long des beaux quartiers aux maisons assoupies,
Mieuset précédait le groupe, signalant les promeneurs, amoureux ou retraités
cynophiles trainant encore dans les allées malgré l’heure tardive. Il ne vit
pas surgir la patrouille au détour d’un bosquet.
« Vous
allez où ? » questionna un policier fébrile, tandis que son collègue
faisait cliqueter des menottes à sa ceinture, nerveusement.
--
Nous…Nous promenons une cigogne, concéda Mieuset »
Caroline,
agressive, claqua du bec à l’encontre des intervenants dont elle devait
percevoir l’hostilité. Murène tenta quelques poses séduisantes qui ne produisirent rien.
«
A cette heure de la nuit ? Et le long du zoo ? D’accord, vos
papiers ! »
Le
groupe fit bloc autour de l’huissier qui exhiba sa carte professionnelle et
expliqua :
« Nous
sommes une association bénévole qui réadapte les animaux sauvages. J’en suis le
président, maître Mieuset »
Sensible
au liseré tricolore vérifié à la lampe de poche, égaré par l’argumentation un
peu ardue pour lui, le brigadier esquissa un salut. Les gardiens de la paix
regardèrent s’éloigner ce drôle d’équipage, Martin et Léoné soutenaint Caroline
sous les ailes, fermement, cette dernière pédalant avec puissance dans les
graviers. Thérèse remettait le terrain en état avec sa semelle, ostensiblement,
pour bien montrer leur compétence aux policiers. Quant à Martin, il tentait de
rester collé à Murène, dans l’harmonie de son pas.
Il n’était
plus question de retarder une échéance que tous avaient déjà envisagée en
secret. Le temps qui passe, la nature imposaient leurs lois et le bon sens.
Aux
aurores, ils débarrassèrent la fourgonnette de Martin de ses caisses à outils
afin d’éviter de nouvelles blessures à Caroline. Martin s’installa à l’arrière,
entre les deux femmes, sa jambe collée contre celle de Murène, Aristote ayant
exigé de conduire. A ses côtés Mieuset prévoyant feuilletait le guide Michelin.
La concierge qui avait une bonne connaissance des affaires de cœur, plus par sa
fonction et les étrennes que par son expérience propre, fit semblant de dormir
quand Murène posa sa tête sur l’épaule de Martin.
Ils
prirent le petit déjeuner au Buffet de la gare de Metz. Mieuset qui trempait
des bretzels dans un chocolat au kirsch mit la destination aux voix.
Ils
choisirent Mühlensheim, qui pour la sonorité du nom, qui pour les performances
d’un célèbre pilote de rallye, Murène en plein choc romantique, pour sa jolie
plaine marécageuse et ses forêts bleues. Aristote s’abstint. Peu lui importait.
Il
pleuvotait, bruine et soleil mêlés. Devant eux, Caroline se déhanchait dans ce
chemin de boue, le long d’une prairie peignée par le vent. Une poule faisane
partit sous leur nez, au ras des genêts. Thérèse raconta son grand-père qui
avait été chasseur.
Murène
sauta par dessus les ornières en poussant des petits cris. Dans l’étang
qu’avait troublé l’orage, finissait le bref roman d’amour des aloses. La
concierge raconta son oncle qui avait été pêcheur et Martin la trouva pesante.
Caroline
hésita un moment dans les ajoncs, fouilla dans les herbiers et plus vite que
prévu, retrouva les gestes millénaires des échassiers, glissant avec pédanterie
ses pattes dans l’eau froide. Puis elle décolla lourdement, décrivit deux
cercles majestueux au dessus des arbres et disparut derrière une île.
Thérèse
renifla. Martin demanda une cigarette à Mieuset qui n’avait jamais fumé… Au
restaurant, Aristote déclara la choucroute trop grasse et le riesling pas assez
frais. L’huissier vérifia l’addition deux fois pour la trouver excessive.
Quelques
banalités échangées ne sauvèrent pas le retour sur l’autoroute. Murène boudait
à l’avant.
« Les
Blanchard seront sans doute rentrés, pensa tout haut Thérèse et sans doute les
Sandoval. Je vais pouvoir distribuer le courrier »
Une
lettre attendait Martin. Sa femme Pilar lui annonçait que sa grand-mère était
morte et enterrée et qu’elle ne reviendrait pas. Il pourrait venir voir les
enfants l’été prochain.
Il
annula la bourse aux livres scolaires, se mit en quête de nouveaux chantiers.
Il lui fallut s’imprégner à nouveau des teintes neutres de la banlieue,
respirer dans ces rues les odeurs du renoncement. D’un coup il retrouva les
gamins désœuvrés au pied des immeubles, les clients qui se prennent au sérieux,
les coups de gueule aux feux rouges. Il ne se posa pas de question, baissa la
tête et remonta le col de sa veste.
Dans
le hall, il entrevit Murène qui s’engouffrait dans l’ascenseur en criant
qu’elle était pressée. Il chercha en vain à lui prendre le bras.
Le
lendemain, il se cogna dans Mieuset, au pied de l’escalier. L’homme de loi
souleva son chapeau gris et toussota un :« Bonjour, mon
cher ! »
L’été
était fini. Par la porte entrouverte de la loge, il entendit les canaris qui
s’en donnaient à cœur joie. Dans la cour, un drôle de filin tendu en travers
prenait du mou.
Ce texte a été lauréat en 1989 au très beau concours de nouvelles qu'organisait la ville de Nanterre.