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vendredi 26 avril 2019

L’Ecole des Hauts de Fontinha, nouvelle de Jean-Paul Gremillet



L’École des Hauts de Fontinha

            « J’avais déjà vu autant de monde dans les rues d’une ville, dit-il, en posant son chapeau sur une chaise, mais c’était au Brésil, la retransmission télévisée du carnaval de Rio. »
         Assieds-toi, je vais te servir du café.
            Elle l’observe, curieuse, tandis qu’il fait tourner lentement la cuiller minuscule dans sa tasse. Ses yeux sont très noirs, intenses, ses cheveux d’un gris lustré. Son teint légèrement basané fait ressortir son sourire qui brille d’un éclat minéral. Elle le trouve plutôt beau quand il est dans cet état d’exaltation car d’habitude c’est un homme réservé qui avance, sans doute fort et déterminé, mais avec beaucoup d’effacement. Cette dignité silencieuse les unit depuis plusieurs mois déjà.
            « Raconte… »

Porto, 25 avril 2012, célébration anniversaire de la révolution des œillets et solidarité avec l'école des hauts de Fontinha, menacée d'expulsion

             Il pose sa main sur la sienne, toujours étonné de constater la différence de longueur et de finesse entre leurs doigts. Il attire cette paume légère sur sa joue et simule l’abandon de sa tête.
             « Il faudra te raser, dit-elle en riant. Alors, tu me dis ? » 
         Nous sommes allés sur la place de la Liberté où était prévue la concentration. L’avenue des Alliés était noire de monde. Je ne saurais te dire. Cent mille personnes au moins. Plus sans doute. Oui plus de cent mille.
              C’est énorme.
            Oui. Et bizarrement, peu de banderoles. Des petites pancartes avec des slogans drôles, émouvants. Et le regard des gens, plein de fierté et de gravité. La conscience de participer à quelque chose de plus grand que nous, quelque chose d’extraordinaire et d’historique. Et c’était comme ça dans toutes les rues qui descendent du Marquès . Une foule immense. Après on a traversé le Douro.
              Par le pont Dom-Luis ?
            Oui. Et là soudain, les drapeaux ont éclaté. Devant  le podium, la foule s’est mise à murmurer Gràndola, Vila Morena, à bouche fermée, tu sais ? Alors c’est parti. Tout le monde chantait, ça donnait des frissons.»

Pont Dom-Luis à Porto

            Joachim cherche à cacher son émotion. Il repousse la tasse, se déplie au ralenti, les bras ballants. On dirait soudain un adolescent égaré. Ils sont face à face dans cette grande pièce silencieuse, un ancien logement de fonction. Au mur, il y a quelques jolies céramiques bleues et un portrait de Catarina Eufemia, abattue à bout portant lors de la moisson 54 par un garde républicain, alors qu’elle protestait contre les salaires de misère des ouvrières agricoles.
             Cette pièce, et la petite chambre attenante, ils les ont repeintes avec des couleurs vives, tellement cette école abandonnée était sinistre quand ils l’ont investie. Tout le groupe a participé. C’était le début. Ils étaient huit.
            Elle fait les deux pas qui la séparent de son compagnon. Durant la longue accolade qu’elle lui donne, en le serrant très fort dans ses bras, Joachim qui a retenu son émotion de longues heures, se met à pleurer comme un enfant et ses larmes coulent le long du cou très blanc d’Albina.

Albina...
           
La soirée même de cette gigantesque manifestation, la vie du collectif reprend. Les ateliers fonctionnent. La plupart des habitués étaient dans la marée humaine ce matin, pour célébrer le vingt-cinq avril, mais maintenant ils sont là. Le cours d’alphabétisation a commencé à dix-sept heures. José, un enseignant du quartier à la retraite est fier de ses élèves, des jeunes aux cheveux fous qui ont abandonné les trafics, des manutentionnaires au chômage qui redécouvrent le rire.
            Joachim aidé de trois compagnons décharge les sacs d’argile. Vendredi, c’est jour de cuisson et de démoulage des carreaux.
            A dix-huit heures, Maria ouvre l’atelier de couture. Elle a travaillé jadis comme tricoteuse à la pièce. A l’époque, les ouvrières devaient faire l’avance de la laine et des boutons, facturés à des prix prohibitifs, pour avoir le droit de travailler.
            Elle pourrait dévider ses pelotes de souvenirs pendant des heures, ce que lui réclament souvent ses compagnes, une vingtaine de femmes parmi lesquelles de toutes jeunes filles. Chacune récupère son ouvrage et se met au travail. C’est une volière. Jamais salle de classe n’a entendu autant de bavardages. Il y a des brodeuses, des tricoteuses et deux dentellières qui pratiquent encore à cinq aiguilles. Chacune va à son rythme, selon ses goûts. La vente de la production, layette, napperons, chemisiers est un bienfait pour la caisse mutuelle, au même titre que les  céramiques peintes à la main.
            Mais aujourd’hui est un jour d’excitation. Les esprits sont plus au débat qu’à l’activité. La cour de l’école ne désemplit pas. Les habitants du quartier vont et viennent, se regroupent pour commenter la manifestation. Rigoberta laisse ses ciseaux et rejoint celles qui gardent les enfants, sous le préau. Elle adore les discussions. Chez elle, il n’y a ni machine à coudre, ni parole.  Alors, ici c’est le paradis, surtout quand elle peut passer un moment avec Albina. Cette femme est son idole et son modèle pour demain.
            « C’est honteux qu’après avoir mal géré ce qui est à  nous tous, ils décident de privatiser le réseau électrique, les hôpitaux, la poste… Honteux ! »
            « On ne peux plus payer l’eau, le gaz… »
            « Dans ma rue, une nouvelle famille a dû partir. Leur maison a été saisie. Les Alvès. Vous les connaissiez ? »
            « Mon fils fait la manche sur les quais et me dit que pour une pièce, c’est tout juste si on ne leur demande pas un reçu… »
            « Faut pas leur donner le plaisir de nous voir mendier. C’est toi qui l’envoies ? »
            « Non. Maintenant il vient ici. Il travaille au jardin partagé. »
            Albina est sortie de l’appartement, où se trouve l’ordinateur. Chaque jour le site est actualisé. Chaque jour une équipe imprime des tracts, des affichettes. Il faut faire connaître les activités, promouvoir les idées de justice. Une initiation à l’informatique a lieu deux fois par semaine dans leur pièce de vie. Joachim continue de se former. Il n’y a pas d’âge pour l’efficacité.
            Ici chacun doit reconnaître ses limites et ses besoins. Depuis qu’il vit avec son amoureuse, il est capable de relever tous les défis. En plus, son lit n’est pas loin…
            Albina salue l’un, embrasse l’autre, sourit à tous. A la garderie, elle demande qu’on distribue le lait aux enfants.
            Sur la benne, il s’éponge le front. Le déchargement est pratiquement terminé. Il se redresse un instant et la regarde évoluer entre les groupes. Il y a en elle plus de spiritualité que dans une  procession entière, plus d’énergie que dans tout un syndicat. 


            Le soir, des repas s’improvisent. Des gens du quartier apportent ce qu’ils ont. Chacun met la main à la pâte. L’ambiance est joyeuse. Dans le cercle on ne parle pas d’argent à tout bout de champ. Ceux qui perdent aux échecs demandent des conseils, ceux qui n’aiment que la musique électronique écoutent le fado.
            Joachim aime cette fraternité. Il a trop connu de moments cousus de fil blanc pour ne pas se délecter de cette authenticité. Dans les débuts, il doutait de ce mode de vie et pourtant dans quelques semaines ce sera l’anniversaire du collectif. Ce sera la fête. Joachim est un autre homme. Il s’est installé dans la sérénité comme dans un hamac qu’il ne veut plus quitter tant il est difficile d’y grimper. Il croit à l’avenir.
            Albina a du mal à rester assise à ses côtés. Elle mange peu et vite, toujours à aller convaincre ici, expliquer là, à recueillir une suggestion ou vérifier un détail.
            Dans la rue de ce quartier pauvre, des badauds montent de la ville basse, des curieux qui veulent se faire peur ou qui ne se retrouvent plus dans leur vie du moment. On les voit sur le trottoir, tendre le cou au-dessus des grilles. Parfois une voiture de la police municipale vient faire du zèle dans ce coin abandonné, gyrophare et sirène à fond.
            Albina veille à ce que chacun rentre chez soi à une heure raisonnable. Avant minuit les lumières sont éteintes, y compris dans la salle aménagée en dortoir qui accueille des personnes provisoirement sans hébergement. Ne pas donner prise aux détracteurs, en premier lieu certains riverains qui n’ont jamais aimé l’école.
            Leurs moments intimes sont courts, comme leurs nuits. Albina fait du rangement dans la pièce principale, puis elle le rejoint, allongé sur le lit, les mains derrière la tête.
            « C’était une belle journée, dit-elle.
           Oui. Elles sont toutes belles. Celle-là particulièrement. Je suis heureux, tu sais, ça ira de mieux en mieux. Le printemps arrive. Il y a un couple de serins en train de nicher sur une poutre du préau.
          Des serins sauvages ?
         Sans doute. Ou peut-être des canaris de boutique qui ont tordu les barreaux de leur cage… »
            Il rit. Dans une autre vie, elle aura du temps, elle élèvera des canaris.
            Il se tourne vers elle, caresse ses cheveux. Plus forte que la fatigue, la tendresse les enveloppe et les protège comme une moustiquaire.


            Le lendemain en se levant, elle a du mal à se concentrer, s’égare dans ses pensées, tourne et retourne les choix à faire dès maintenant.
            L’amour est-il soluble dans l’estime et l’affection? Albina se pose souvent la question, elle que la passion a dévoré quand elle était plus jeune.
            Joachim est un autodidacte. Elle sait qu’il met les bouchées doubles, pour elle. Elle va parler à José qui sera d’accord. Ils vont lui confier l’animation de l’assemblée générale car elle sent que le moment est venu de réunir tout le monde, rapidement.
            « Je ne sais pas si c’est ma place, si je serai capable… »
            Elle triche un peu, à peine.
            « Nous sommes plusieurs à te le demander. Ne t’inquiète pas, tu vas apporter beaucoup, à tous. »
            Elle lui prend la main pour le convaincre. 
            « Tu dois les faire parler, surtout les nouveaux. Leur parole est importante. Ce sont des personnes qu’on a fait taire depuis toujours. Certains veulent s’expliquer, dire leurs désillusions, leurs espoirs, leurs projets. Il faut les encourager. On ne peut pas exproprier une idée »
            Elle lui prend l’autre main et ainsi liés, regardant les grosses veines bleues qui courent vers les bras, elle souhaite lui perfuser le reste d’amour qui dort encore en elle.
            « Tu dois juste te souvenir, ils sont tous différents. Certains sont des artistes, des retraités, des chômeurs, d’autres des activistes, des intellectuels, d’anciens détenus. Et les enfants. Les enfants engagent notre responsabilité. La vie ici, c’est pour eux, pour demain. »
            Il ferme les yeux deux secondes. Ça vaut acceptation. Elle connaît sa générosité et sa pondération. Elle peut compter sur lui. Mais, plus que des preuves, ce qu’elle attend sans le lui dire, ce sont des émotions qui la porteraient dans les moments difficiles.



            Il y a quelques jours, une journaliste l’a mise sur le gril comme personne avant.
            « La municipalité vous a proposé une régularisation sur la base d’un loyer de trente euros par semaine. Vous avez refusé. Pourquoi ? 
         C’est une question de principe. Cette école était désaffectée depuis cinq ans quand nous nous sommes installés. Les gosses du quartier, déscolarisés, y jouaient au foot le jour. La nuit c’était un squat et le supermarché de la drogue. Il y a cinq mille logements vides en ville. Pourquoi devrions-nous payer ? Pour avoir nettoyé le site ? Pour y offrir des services aux populations les plus abandonnées ? Je vais vous dire. Les autorités ne comprennent pas qu’on puisse se passer de bureaucratie. L’histoire du loyer c’est ça. Accepter un joug ou dégager. Et bien nous refusons tout loyer. »
            « Votre propre maison est saisie et votre banque vous a assignée au tribunal pour des incidents graves. Pouvez-vous nous en dire plus ? »
            Les coups avaient été rudes, surtout quand la journaliste avait abordé le mode de vie, les mœurs, dans ce qu’elle appelait la communauté. Pourtant, Albina en avait vu d’autres. Elle était préparée au débat politique, à la confrontation des idées, mais l’intrusion dans ces domaines intimes, le sien, celui de ses camarades, l’avait profondément meurtrie.
            Alors depuis quelques jours elle est comme une carpe qui doute, réfugiée dans son herbier, tandis que l’eau baisse inexorablement.

            Dans la foulée, deux policiers en civil venus de Lisbonne se  présentent. Service d’investigation sur le pillage des céramiques. Ils viennent inspecter l’atelier. Trois femmes sont en train de peindre sur l’émail. Les voir ainsi, courbées sur le tréteau avec leurs vieilles blouses, appliquées, silencieuses, leurs cheveux mal entretenus masquant la finesse de leur dessin, fait mal à Albina.
            « Dans ce pays, on naît dans les azulejos, on se marie dans des églises couvertes d’azulejos, on meurt dans des hôpitaux rutilants de carreaux décoratifs, il y en a partout dans l’espace public, et c’est ici que vous venez fouiller ? Sincèrement, c’est scandaleux ! »
            Le couple d’enquêteurs ne fait pas de zèle, paraît même un peu gêné.
            « Vous savez très bien que des bandes organisées sont de plus en plus nombreuses. Le pillage de ce patrimoine est en constante augmentation.
         Le pillage du patrimoine ? Vous ne pensez pas que les ministères s’en occupent déjà ?
          Je suis désolée, vous avez fait l’objet d’une dénonciation. Notre mission c’est de vérifier. »
            A leur départ, Joachim leur offre un carreau d’un bleu rare, qui représente le navire amiral de Vasco de Gama, une parfaite réussite.
            « Tu n’aurais pas dû. D’abord ces carreaux ne t’appartiennent pas. Et ensuite, penses-tu vraiment qu’on ait à arroser tous les suppôts du système ? C’est nul ! 
         C’est ton point de vue. Mais je pense qu’ils n’avaient pas de mauvaises intentions et un peu de diplomatie de temps en temps, pourquoi non ? »
            Albina le regarde quitter l’atelier, d’un pas lent, ses larges épaules affaissées.
            Les trois femmes ont levé leur pinceau. Elles semblent perdues. Albina, elle- même ne sait plus trop où elle en est.



            Quelques semaines auparavant, son grand amour s’est manifesté, après tant et tant d’années. Elle l’a connu, elle avait vingt ans, lors de son séjour en France et ils ont passé un été ensemble en Alentejo, auprès de ses parents… Juste un été…
            Comment certaines personnes font-elles après avoir crocheté votre vie, pour disparaître, se dissoudre dans une attente vaine, et puis soudain ressurgir comme si c’était hier. Elle n’avait rien fait pour oublier cette histoire, qui était comme une bouture d’elle-même, vivace ou endormie, selon les climats de sa vie. Et la voix au téléphone avait toujours le même parfum, la même couleur, la même élégance… Il n’y a qu’une issue pour elle, tenter d’oublier… Du moment où le destin n’a pas pris soin d’elle, elle doit prendre soin des autres. Alors elle apporte sa contribution à tous les enjeux, sans se ménager, comme si seule l’énergie débordante pouvait différer le tête-à-tête avec ses souvenirs.

            La préparation de l’assemblée avance à grands pas. Joachim s’en sort bien. Il sait utiliser les compétences, mettre les bonnes personnes au bon endroit, sans froisser les susceptibilités, car la démarche militante, pas moins qu’une autre, n’échappe à la tyrannie de l’égo.
            Dans cette période d’effervescence, Albina l’encourage. Chaque fois qu’elle le peut, elle passe un instant avec lui. Le partage de leur idéal commun relègue les mots de trop au musée des petites fâcheries.
            Une semaine avant la fête,  trois ouvriers des services municipaux et deux policiers se présentent sur le site et sans commentaires, ils commencent à déboulonner les cuvettes des sanitaires, les lavabos, à retirer des châssis de fenêtres, tandis que d’autres tentent de dégonder le portail d’entrée avec des barres de fer.
            Immédiatement tous les usagers présents s’opposent à ce saccage, certains avec force. José, grimpé sur la plate-forme du camion, rejoint par quelques compagnons, rejette au sol le matériel que les hommes de main tentent de charger.
            L’échauffourée est rude. Un policier prend des photos. Caetano s’interpose avec fermeté, calme ses compagnons et exige que les provocateurs quittent les lieux. Il cherche Albina du regard, la voit, immobile, pâle, à l’écart des huées et des gestes de colère. Une statue de sel.
            Elle luttait de toutes ses forces pour ne pas se mettre à courir et quitter les lieux, espérant que personne ne verrait qu’elle était pitoyable en ces instants. Elle luttait contre elle-même. Le plus difficile.
            Dans la cour, les militants, certains qu’elle voyait pour la première fois, avaient commencé à entasser les débris les plus importants.

            Malgré ces péripéties, quelques jours plus tard, ce premier anniversaire se déroule dans la liesse, autour de barbecues de sardines, d’immenses marmites de feijoada où chacun se sert sans qu’on lui demande qui il est et d’où il vient. Les riverains se sont investis, la foule est importante, venue d’autres quartiers déshérités. Les spectacles de danse et de marionnettes par les enfants ont un grand succès, la projection de films et les débats, également. Sur les stands qui proposent l’artisanat réalisé sur le site, ainsi que des livres, des affiches, les bénévoles n’ont pas le temps de s’amuser. Chaque acheteur reçoit un œillet rouge. Accompagnés par la musique de groupes improvisés, des artistes réalisent une fresque géante. Le soleil qui décline incendie les couleurs sur les murs et met en valeur le chatoiement des costumes traditionnels. Joachim a bien mené sa barque. Albina repère sa haute stature. Il boit des bières avec ses compagnons. Elle est accaparée de toutes parts. Les journalistes sont comme des mouches. 
            Ce n’est jamais une question qu’on lui pose mais elle se demande souvent pourquoi sa croyance dans un monde meilleur ne l’a jamais quittée, alors qu’à divers stades de leur vie, certains s’essoufflent et rentrent dans le rang. Peut-être n’aiment-ils pas assez la rue, les émotions, l’exaltation. Peut-être, tout simplement ne s’aiment-ils pas suffisamment et ont-ils de bonnes raisons pour cela.
            Ça serait tellement poétique et sans doute un peu érotique si chacun pouvait bousculer sa détresse et sa résignation. Car Albina le pense réellement, la lutte reste la plus belle métaphore de l’amour avec l’avantage de connaître ses ennemis.

            Le dix-neuf avril, la femelle serin a pondu trois œufs. Le même jour, en fin de matinée, Joachim reçoit un appel anonyme : « La Mairie a signé l’arrêté d’expulsion. »
            Très vite la soixantaine de présents sur place dresse des barricades dérisoires. Des renforts arrivent, des personnes qui courent avec des manches de pelles, des balais, des clefs à molette. La police est déjà là, casquée et armée, elle encercle les bâtiments. L’assaut est bref. Ceux qui résistent sont immobilisés ou matraqués. Dehors, autour du cordon policier, la foule gronde et hurle des slogans. Les policiers investissent les toits et les terrasses, certains commencent à jeter le mobilier et le matériel par les fenêtres.

Expulsion de l'école 19 avril 2012

            Son compagnon d’un été arrive de l’aéroport. Il ne s’attendait pas à ça, obligé de quitter son taxi, à cause de la foule. De partout convergent des groupes avec des drapeaux, des tambourins, des sifflets. L’a-t-on bien renseigné ? Comment va-t-il la retrouver ? Les gens sortent de leurs maisons et suivent ce flux bruyant et coloré.
            Quand Albina l’aperçoit par hasard dans ce remous, elle est en train  de suivre Joachim et José, menottés, leurs gardes obligés de forcer le passage. Elle est certaine que c’est lui. Il n’a pratiquement pas changé. Mais dans l’instant, sa grande espérance perd toute sa consistance. Ils se sont reconnus, mais elle détourne le regard, monte de son plein gré dans le fourgon grillagé et tend ses poignets. Les policiers assis l’ignorent. Les coups dans la tôle et les projectiles les laissent impassibles, des mannequins de cire noire.

25 avril 2012 , soutien à l'école

            Albina s’approche de ses deux compagnons.
            — On a arraché le maximum d’espoir à cette époque calamiteuse, murmure José.
            Elle acquiesce et leur sourit, puis sortant son mouchoir, elle tamponne la mauvaise plaie sur le haut du nez de Joachim.

            Elle se demande si dans ce capharnaüm, les poussins de serin vont s’en sortir.

"Não se pode despejar uma ideia"

Jean-Paul Gremillet 

Précisions documentaires sur les événements évoqués dans la nouvelle

 A Porto,  en 2012, une manifestation prévue en mémoire du 25 avril 1974 a permis de mesurer la référence constante à « l’esprit de la Révolution des Œillets ».
Une école abandonnée du quartier de la Fontinha et occupée depuis 2011, a convaincu nombre d’habitants à se rendre à cette manifestation. Le projet Es.Col.A, Espace Collectif Autogéré, est né le 11 avril 2011 avec pour objectif de développer des activités en direction de la population du quartier dans ce bâtiment appartenant à la municipalité de Porto et à l’abandon depuis plus de cinq années. Après une première expulsion, les membres du collectif ont repris possession de l’ancienne école, y organisant sessions de théâtre, d’alphabétisation , d’artisanat, cours de yoga, projections de cinéma et bien d’autres activités conjointement avec la population locale. Une nouvelle expulsion le 19 avril 2012 est venue mettre un terme à ces actions.

La manifestation du 25 avril 2012 à Porto était donc très attendue. Le cortège a rapidement pris le chemin du quartier de la Fontinha, où près de deux mille personnes ont réoccupé les locaux de l’école dans une ambiance festive. Le lendemain, la police s’introduisait de nouveaux dans les lieux afin de mettre un terme à l’occupation. Dans les jours qui suivent, les canalisations de l’édifice ont été coupées et une partie du mobilier et des équipements saisis, afin d’éviter toute nouvelle occupation. Rui Rio, maire de Porto, argue désormais que la municipalité a de nouveaux projets pour le lieu, qu’elle avait laissé à l’abandon jusqu’alors…

Source : https://capsurleportugal.wordpress.com/2012/05/02/le-projet-es-col-a-da-fontinha-de-porto-a-la-recherche-dalternatives/