L’École des Hauts de Fontinha
« J’avais déjà vu autant de
monde dans les rues d’une ville, dit-il, en posant son chapeau sur une chaise,
mais c’était au Brésil, la retransmission télévisée du carnaval de Rio. »
— Assieds-toi,
je vais te servir du café.
Elle
l’observe, curieuse, tandis qu’il fait tourner lentement la cuiller minuscule
dans sa tasse. Ses yeux sont très noirs, intenses, ses cheveux d’un gris
lustré. Son teint légèrement basané fait ressortir son sourire qui brille d’un
éclat minéral. Elle le trouve plutôt beau quand il est dans cet état
d’exaltation car d’habitude c’est un homme réservé qui avance, sans doute fort
et déterminé, mais avec beaucoup d’effacement. Cette dignité silencieuse les
unit depuis plusieurs mois déjà.
« Raconte…
»
Porto, 25 avril 2012, célébration anniversaire de la révolution des œillets et solidarité avec l'école des hauts de Fontinha, menacée d'expulsion
Il pose sa main sur la sienne, toujours étonné
de constater la différence de longueur et de finesse entre leurs doigts. Il
attire cette paume légère sur sa joue et simule l’abandon de sa tête.
« Il faudra te raser, dit-elle en riant.
Alors, tu me dis ? »
— Nous sommes allés sur la place de la Liberté où
était prévue la concentration. L’avenue des Alliés était noire de monde. Je ne
saurais te dire. Cent mille personnes au moins. Plus sans doute. Oui plus de
cent mille.
— C’est énorme.
— Oui. Et bizarrement, peu de banderoles. Des
petites pancartes avec des slogans drôles, émouvants. Et le regard des gens,
plein de fierté et de gravité. La conscience de participer à quelque chose de
plus grand que nous, quelque chose d’extraordinaire et d’historique. Et c’était
comme ça dans toutes les rues qui descendent du Marquès . Une foule immense.
Après on a traversé le Douro.
— Par le pont Dom-Luis ?
— Oui. Et là
soudain, les drapeaux ont éclaté. Devant le podium, la foule s’est mise à
murmurer Gràndola, Vila Morena, à bouche fermée, tu sais ? Alors
c’est parti. Tout le monde chantait, ça donnait des frissons.»
Pont Dom-Luis à Porto
Joachim cherche à cacher son
émotion. Il repousse la tasse, se déplie au ralenti, les bras ballants. On
dirait soudain un adolescent égaré. Ils sont face à face dans cette grande
pièce silencieuse, un ancien logement de fonction. Au mur, il y a quelques
jolies céramiques bleues et un portrait de Catarina Eufemia, abattue à bout
portant lors de la moisson 54 par un garde républicain, alors qu’elle protestait
contre les salaires de misère des ouvrières agricoles.
Cette pièce, et la petite chambre attenante,
ils les ont repeintes avec des couleurs vives, tellement cette école abandonnée
était sinistre quand ils l’ont investie. Tout le groupe a participé. C’était le
début. Ils étaient huit.
Elle
fait les deux pas qui la séparent de son compagnon. Durant la longue accolade
qu’elle lui donne, en le serrant très fort dans ses bras, Joachim qui a retenu
son émotion de longues heures, se met à pleurer comme un enfant et ses larmes
coulent le long du cou très blanc d’Albina.
Albina...
La soirée même de cette gigantesque manifestation, la vie du collectif reprend. Les ateliers fonctionnent. La plupart des habitués étaient dans la marée humaine ce matin, pour célébrer le vingt-cinq avril, mais maintenant ils sont là. Le cours d’alphabétisation a commencé à dix-sept heures. José, un enseignant du quartier à la retraite est fier de ses élèves, des jeunes aux cheveux fous qui ont abandonné les trafics, des manutentionnaires au chômage qui redécouvrent le rire.
Joachim
aidé de trois compagnons décharge les sacs d’argile. Vendredi, c’est jour de
cuisson et de démoulage des carreaux.
A
dix-huit heures, Maria ouvre l’atelier de couture. Elle a travaillé jadis comme
tricoteuse à la pièce. A l’époque, les ouvrières devaient faire l’avance de la
laine et des boutons, facturés à des prix prohibitifs, pour avoir le droit de
travailler.
Elle
pourrait dévider ses pelotes de souvenirs pendant des heures, ce que lui
réclament souvent ses compagnes, une vingtaine de femmes parmi lesquelles de
toutes jeunes filles. Chacune récupère son ouvrage et se met au travail. C’est
une volière. Jamais salle de classe n’a entendu autant de bavardages. Il y a
des brodeuses, des tricoteuses et deux dentellières qui pratiquent encore à cinq
aiguilles. Chacune va à son rythme, selon ses goûts. La vente de la production,
layette, napperons, chemisiers est un bienfait pour la caisse mutuelle, au même
titre que les céramiques peintes à la main.
Mais
aujourd’hui est un jour d’excitation. Les esprits sont plus au débat qu’à
l’activité. La cour de l’école ne désemplit pas. Les habitants du quartier vont
et viennent, se regroupent pour commenter la manifestation. Rigoberta laisse
ses ciseaux et rejoint celles qui gardent les enfants, sous le préau. Elle
adore les discussions. Chez elle, il n’y a ni machine à coudre, ni parole.
Alors, ici c’est le paradis, surtout quand elle peut passer un moment avec
Albina. Cette femme est son idole et son modèle pour demain.
« C’est
honteux qu’après avoir mal géré ce qui est à nous tous, ils décident de
privatiser le réseau électrique, les hôpitaux, la poste… Honteux ! »
« On
ne peux plus payer l’eau, le gaz… »
« Dans
ma rue, une nouvelle famille a dû partir. Leur maison a été saisie. Les Alvès. Vous les
connaissiez ? »
« Mon
fils fait la manche sur les quais et me dit que pour une pièce, c’est tout
juste si on ne leur demande pas un reçu… »
« Faut
pas leur donner le plaisir de nous voir mendier. C’est toi qui
l’envoies ? »
« Non.
Maintenant il vient ici. Il travaille au jardin partagé. »
Albina
est sortie de l’appartement, où se trouve l’ordinateur. Chaque jour le site est
actualisé. Chaque jour une équipe imprime des tracts, des affichettes. Il faut
faire connaître les activités, promouvoir les idées de justice. Une initiation
à l’informatique a lieu deux fois par semaine dans leur pièce de vie. Joachim
continue de se former. Il n’y a pas d’âge pour l’efficacité.
Ici
chacun doit reconnaître ses limites et ses besoins. Depuis qu’il vit avec son
amoureuse, il est capable de relever tous les défis. En plus, son lit n’est pas
loin…
Albina
salue l’un, embrasse l’autre, sourit à tous. A la garderie, elle demande qu’on
distribue le lait aux enfants.
Sur
la benne, il s’éponge le front. Le déchargement est pratiquement terminé. Il se
redresse un instant et la regarde évoluer entre les groupes. Il y a en elle
plus de spiritualité que dans une procession entière, plus d’énergie que
dans tout un syndicat.
Le
soir, des repas s’improvisent. Des gens du quartier apportent ce qu’ils ont.
Chacun met la main à la pâte. L’ambiance est joyeuse. Dans le cercle on ne
parle pas d’argent à tout bout de champ. Ceux qui perdent aux échecs demandent
des conseils, ceux qui n’aiment que la musique électronique écoutent le fado.
Joachim
aime cette fraternité. Il a trop connu de moments cousus de fil blanc pour ne
pas se délecter de cette authenticité. Dans les débuts, il doutait de ce mode
de vie et pourtant dans quelques semaines ce sera l’anniversaire du collectif.
Ce sera la fête. Joachim est un autre homme. Il s’est installé dans la sérénité
comme dans un hamac qu’il ne veut plus quitter tant il est difficile d’y
grimper. Il croit à l’avenir.
Albina
a du mal à rester assise à ses côtés. Elle mange peu et vite, toujours à aller
convaincre ici, expliquer là, à recueillir une suggestion ou vérifier un
détail.
Dans
la rue de ce quartier pauvre, des badauds montent de la ville basse, des
curieux qui veulent se faire peur ou qui ne se retrouvent plus dans leur vie du
moment. On les voit sur le trottoir, tendre le cou au-dessus des grilles.
Parfois une voiture de la police municipale vient faire du zèle dans ce coin
abandonné, gyrophare et sirène à fond.
Albina
veille à ce que chacun rentre chez soi à une heure raisonnable. Avant minuit
les lumières sont éteintes, y compris dans la salle aménagée en dortoir qui
accueille des personnes provisoirement sans hébergement. Ne pas donner prise
aux détracteurs, en premier lieu certains riverains qui n’ont jamais aimé
l’école.
Leurs
moments intimes sont courts, comme leurs nuits. Albina fait du rangement dans
la pièce principale, puis elle le rejoint, allongé sur le lit, les mains
derrière la tête.
« C’était
une belle journée, dit-elle.
— Oui. Elles sont toutes belles. Celle-là
particulièrement. Je suis heureux, tu sais, ça ira de mieux en mieux. Le
printemps arrive. Il y a un couple de serins en train de nicher sur une poutre
du préau.
— Des serins
sauvages ?
—
Sans
doute. Ou peut-être des canaris de boutique qui ont tordu les barreaux de leur
cage… »
Il
rit. Dans une autre vie, elle aura du temps, elle élèvera des canaris.
Il
se tourne vers elle, caresse ses cheveux. Plus forte que la fatigue, la tendresse
les enveloppe et les protège comme une moustiquaire.
Le
lendemain en se levant, elle a du mal à se concentrer, s’égare dans ses
pensées, tourne et retourne les choix à faire dès maintenant.
L’amour
est-il soluble dans l’estime et l’affection? Albina se pose souvent la
question, elle que la passion a dévoré quand elle était plus jeune.
Joachim
est un autodidacte. Elle sait qu’il met les bouchées doubles, pour elle. Elle
va parler à José qui sera d’accord. Ils vont lui confier l’animation de l’assemblée
générale car elle sent que le moment est venu de réunir tout le monde,
rapidement.
« Je
ne sais pas si c’est ma place, si je serai capable… »
Elle
triche un peu, à peine.
« Nous
sommes plusieurs à te le demander. Ne t’inquiète pas, tu vas apporter beaucoup,
à tous. »
Elle
lui prend la main pour le convaincre.
« Tu
dois les faire parler, surtout les nouveaux. Leur parole est importante. Ce
sont des personnes qu’on a fait taire depuis toujours. Certains veulent
s’expliquer, dire leurs désillusions, leurs espoirs, leurs projets. Il faut les
encourager. On ne peut pas exproprier une idée »
Elle
lui prend l’autre main et ainsi liés, regardant les grosses veines bleues qui
courent vers les bras, elle souhaite lui perfuser le reste d’amour qui dort
encore en elle.
« Tu
dois juste te souvenir, ils sont tous différents. Certains sont des artistes,
des retraités, des chômeurs, d’autres des activistes, des intellectuels,
d’anciens détenus. Et les enfants. Les enfants engagent notre responsabilité.
La vie ici, c’est pour eux, pour demain. »
Il
ferme les yeux deux secondes. Ça vaut acceptation. Elle connaît sa générosité
et sa pondération. Elle peut compter sur lui. Mais, plus que des preuves, ce
qu’elle attend sans le lui dire, ce sont des émotions qui la porteraient dans
les moments difficiles.
Il
y a quelques jours, une journaliste l’a mise sur le gril comme personne avant.
« La
municipalité vous a proposé une régularisation sur la base d’un loyer de trente
euros par semaine. Vous avez refusé. Pourquoi ?
—
C’est
une question de principe. Cette école était désaffectée depuis cinq ans quand
nous nous sommes installés. Les gosses du quartier, déscolarisés, y jouaient au
foot le jour. La nuit c’était un squat et le supermarché de la drogue. Il y a
cinq mille logements vides en ville. Pourquoi devrions-nous payer ? Pour
avoir nettoyé le site ? Pour y offrir des services aux populations les
plus abandonnées ? Je vais vous dire. Les autorités ne comprennent pas
qu’on puisse se passer de bureaucratie. L’histoire du loyer c’est ça. Accepter
un joug ou dégager. Et bien nous refusons tout loyer. »
« Votre propre maison est saisie et
votre banque vous a assignée au tribunal pour des incidents graves. Pouvez-vous
nous en dire plus ? »
Les coups avaient été rudes, surtout
quand la journaliste avait abordé le mode de vie, les mœurs, dans ce qu’elle
appelait la
communauté. Pourtant, Albina en avait vu d’autres. Elle était préparée au
débat politique, à la confrontation des idées, mais l’intrusion dans ces
domaines intimes, le sien, celui de ses camarades, l’avait profondément
meurtrie.
Alors depuis quelques jours elle est
comme une carpe qui doute, réfugiée dans son herbier, tandis que l’eau baisse
inexorablement.
Dans la foulée, deux policiers en
civil venus de Lisbonne se présentent. Service d’investigation sur le
pillage des céramiques. Ils viennent inspecter l’atelier. Trois femmes sont en
train de peindre sur l’émail. Les voir ainsi, courbées sur le tréteau avec
leurs vieilles blouses, appliquées, silencieuses, leurs cheveux mal entretenus
masquant la finesse de leur dessin, fait mal à Albina.
« Dans ce pays, on naît dans
les azulejos,
on se marie dans des églises couvertes d’azulejos, on
meurt dans des hôpitaux rutilants de carreaux décoratifs, il y en a partout
dans l’espace public, et c’est ici que vous venez fouiller ? Sincèrement, c’est
scandaleux ! »
Le couple d’enquêteurs ne fait pas
de zèle, paraît même un peu gêné.
« Vous savez très bien que des
bandes organisées sont de plus en plus nombreuses. Le pillage de ce patrimoine
est en constante augmentation.
— Le pillage du
patrimoine ? Vous ne pensez pas que les ministères s’en occupent déjà
?
— Je suis
désolée, vous avez fait l’objet d’une dénonciation. Notre mission c’est de
vérifier. »
A leur départ, Joachim leur offre un
carreau d’un bleu rare, qui représente le navire amiral de Vasco de Gama, une
parfaite réussite.
« Tu n’aurais pas dû. D’abord
ces carreaux ne t’appartiennent pas. Et ensuite, penses-tu vraiment qu’on ait à
arroser tous les suppôts du système ? C’est nul !
— C’est ton
point de vue. Mais je pense qu’ils n’avaient pas de mauvaises intentions et un
peu de diplomatie de temps en temps, pourquoi non ? »
Albina le regarde quitter l’atelier,
d’un pas lent, ses larges épaules affaissées.
Les trois femmes ont levé leur
pinceau. Elles semblent perdues. Albina, elle- même ne sait plus trop où elle en
est.
Quelques semaines auparavant, son
grand amour s’est manifesté, après tant et tant d’années. Elle l’a connu, elle
avait vingt ans, lors de son séjour en France et ils ont passé un été ensemble
en Alentejo, auprès de ses parents… Juste un été…
Comment certaines personnes
font-elles après avoir crocheté votre vie, pour disparaître, se dissoudre dans
une attente vaine, et puis soudain ressurgir comme si c’était hier. Elle
n’avait rien fait pour oublier cette histoire, qui était comme une bouture
d’elle-même, vivace ou endormie, selon les climats de sa vie. Et la voix au
téléphone avait toujours le même parfum, la même couleur, la même élégance… Il
n’y a qu’une issue pour elle, tenter d’oublier… Du moment où le destin n’a pas
pris soin d’elle, elle doit prendre soin des autres. Alors elle apporte sa
contribution à tous les enjeux, sans se ménager, comme si seule l’énergie
débordante pouvait différer le tête-à-tête avec ses souvenirs.
La préparation de l’assemblée avance
à grands pas. Joachim s’en sort bien. Il sait utiliser les compétences, mettre
les bonnes personnes au bon endroit, sans froisser les susceptibilités, car la
démarche militante, pas moins qu’une autre, n’échappe à la tyrannie de l’égo.
Dans cette période d’effervescence,
Albina l’encourage. Chaque fois qu’elle le peut, elle passe un instant avec
lui. Le partage de leur idéal commun relègue les mots de trop au musée des
petites fâcheries.
Une semaine avant la fête,
trois ouvriers des services municipaux et deux policiers se présentent sur le
site et sans commentaires, ils commencent à déboulonner les cuvettes des
sanitaires, les lavabos, à retirer des châssis de fenêtres, tandis que d’autres
tentent de dégonder le portail d’entrée avec des barres de fer.
Immédiatement tous les usagers
présents s’opposent à ce saccage, certains avec force. José, grimpé sur la
plate-forme du camion, rejoint par quelques compagnons, rejette au sol le
matériel que les hommes de main tentent de charger.
L’échauffourée est rude. Un policier
prend des photos. Caetano s’interpose avec fermeté, calme ses compagnons et
exige que les provocateurs quittent les lieux. Il cherche Albina du regard, la
voit, immobile, pâle, à l’écart des huées et des gestes de colère. Une statue
de sel.
Elle luttait de toutes ses forces
pour ne pas se mettre à courir et quitter les lieux, espérant que personne ne
verrait qu’elle était pitoyable en ces instants. Elle luttait contre elle-même.
Le plus difficile.
Dans la cour, les militants,
certains qu’elle voyait pour la première fois, avaient commencé à entasser les
débris les plus importants.
Malgré ces péripéties, quelques jours
plus tard, ce premier anniversaire se déroule dans la liesse, autour de
barbecues de sardines, d’immenses marmites de feijoada où chacun se sert
sans qu’on lui demande qui il est et d’où il vient. Les riverains se sont
investis, la foule est importante, venue d’autres quartiers déshérités. Les
spectacles de danse et de marionnettes par les enfants ont un grand succès, la
projection de films et les débats, également. Sur les stands qui proposent
l’artisanat réalisé sur le site, ainsi que des livres, des affiches, les
bénévoles n’ont pas le temps de s’amuser. Chaque acheteur reçoit un œillet
rouge. Accompagnés par la musique de groupes improvisés, des artistes réalisent
une fresque géante. Le soleil qui décline incendie les couleurs sur les murs et
met en valeur le chatoiement des costumes traditionnels. Joachim a bien mené sa
barque. Albina repère sa haute stature. Il boit des bières avec ses compagnons.
Elle est accaparée de toutes parts. Les journalistes sont comme des
mouches.
Ce n’est jamais une question qu’on
lui pose mais elle se demande souvent pourquoi sa croyance dans un monde
meilleur ne l’a jamais quittée, alors qu’à divers stades de leur vie, certains
s’essoufflent et rentrent dans le rang. Peut-être n’aiment-ils pas assez la
rue, les émotions, l’exaltation. Peut-être, tout simplement ne s’aiment-ils pas
suffisamment et ont-ils de bonnes raisons pour cela.
Ça serait tellement poétique et sans
doute un peu érotique si chacun pouvait bousculer sa détresse et sa
résignation. Car Albina le pense réellement, la lutte reste la plus
belle métaphore de l’amour avec l’avantage de connaître ses ennemis.
Le dix-neuf avril, la femelle serin
a pondu trois œufs. Le même jour, en fin de matinée, Joachim reçoit un appel
anonyme : « La Mairie a signé l’arrêté d’expulsion. »
Très vite la soixantaine de présents
sur place dresse des barricades dérisoires. Des renforts arrivent, des
personnes qui courent avec des manches de pelles, des balais, des clefs à
molette. La police est déjà là, casquée et armée, elle encercle les bâtiments.
L’assaut est bref. Ceux qui résistent sont immobilisés ou matraqués. Dehors,
autour du cordon policier, la foule gronde et hurle des slogans. Les policiers
investissent les toits et les terrasses, certains commencent à jeter le
mobilier et le matériel par les fenêtres.
Son compagnon d’un été arrive de
l’aéroport. Il ne s’attendait pas à ça, obligé de quitter son taxi, à cause de
la foule. De partout convergent des groupes avec des drapeaux, des tambourins,
des sifflets. L’a-t-on bien renseigné ? Comment va-t-il la
retrouver ? Les gens sortent de leurs maisons et suivent ce flux bruyant
et coloré.
Quand Albina l’aperçoit par hasard
dans ce remous, elle est en train de suivre Joachim et José, menottés,
leurs gardes obligés de forcer le passage. Elle est certaine que c’est lui. Il
n’a pratiquement pas changé. Mais dans l’instant, sa grande espérance perd
toute sa consistance. Ils se sont reconnus, mais elle détourne le regard, monte
de son plein gré dans le fourgon grillagé et tend ses poignets. Les policiers
assis l’ignorent. Les coups dans la tôle et les projectiles les laissent
impassibles, des mannequins de cire noire.
25 avril 2012 , soutien à l'école
Albina s’approche de ses deux
compagnons.
— On a arraché le maximum d’espoir à
cette époque calamiteuse, murmure José.
Elle acquiesce et leur sourit, puis
sortant son mouchoir, elle tamponne la mauvaise plaie sur le haut du nez de
Joachim.
Elle se demande si dans ce
capharnaüm, les poussins de serin vont s’en sortir.
"Não se pode despejar uma ideia"
Précisions documentaires sur les événements évoqués dans la nouvelle
A Porto, en 2012, une manifestation prévue en mémoire du 25 avril 1974 a permis de mesurer la référence constante à « l’esprit de la Révolution des Œillets ».
Une école abandonnée du quartier de la Fontinha et occupée depuis 2011, a convaincu nombre d’habitants à se rendre à cette manifestation. Le projet Es.Col.A, Espace Collectif Autogéré, est né le 11 avril 2011 avec pour objectif de développer des activités en direction de la population du quartier dans ce bâtiment appartenant à la municipalité de Porto et à l’abandon depuis plus de cinq années. Après une première expulsion, les membres du collectif ont repris possession de l’ancienne école, y organisant sessions de théâtre, d’alphabétisation , d’artisanat, cours de yoga, projections de cinéma et bien d’autres activités conjointement avec la population locale. Une nouvelle expulsion le 19 avril 2012 est venue mettre un terme à ces actions.
La manifestation du 25 avril 2012 à Porto était donc très attendue. Le cortège a rapidement pris le chemin du quartier de la Fontinha, où près de deux mille personnes ont réoccupé les locaux de l’école dans une ambiance festive. Le lendemain, la police s’introduisait de nouveaux dans les lieux afin de mettre un terme à l’occupation. Dans les jours qui suivent, les canalisations de l’édifice ont été coupées et une partie du mobilier et des équipements saisis, afin d’éviter toute nouvelle occupation. Rui Rio, maire de Porto, argue désormais que la municipalité a de nouveaux projets pour le lieu, qu’elle avait laissé à l’abandon jusqu’alors…
Source : https://capsurleportugal.wordpress.com/2012/05/02/le-projet-es-col-a-da-fontinha-de-porto-a-la-recherche-dalternatives/